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Dans le même classeur, je trouve des schémas du cerveau, des dessins de têtes rasées couvertes de petites zones de tailles différentes et numérotées. En dessous, la légende indique à quoi elles correspondent : sentiments, motricité, intelligence, mémoire 1, mémoire 2… Dans les pages qui suivent, on parle de mémoire autobiographique, de mémoire sémantique, de mémoire à court et long termes. Pour l’instant, je n’y comprends rien, mais un jour ces documents devraient m’éclairer sur les tripatouillages pratiqués dans la salle située au-dessus de l’infirmerie.

Tout en bas de l’armoire, plaqué contre le fond, je déniche un fin classeur métallique avec un impressionnant cadenas à roulettes. C’est une combinaison à dix chiffres. Je suis presque sûr d’être enfin tombé sur quelque chose d’important. Cette boîte renferme sans doute une partie des secrets de la Maison. Mais je sais aussi que je devrai attendre longtemps avant de réussir à l’ouvrir.

Le repas du soir tourne vite à la bataille rangée. Cela a commencé par une table de Bleu foncé. Au début, ce sont des boulettes de pain qui fusent, puis des morceaux entiers et enfin l’eau et le contenu des assiettes. Les grands, surpris, mettent du temps à réagir. Les petits sont « désarmés » et plaqués contre les murs. Deux enfants qui se débattent se font frapper.

– Repas suspendu pour les Bleus, tous les Bleus.

– J’ai rien fait ! hurle un petit en larmes.

– J’ai dit : Tous les Bleus ! répète Numérius. Tour de garde par six. S’il le faut, frappez-les !

Numérius pointe six grands qui se chargent d’organiser un rang parfait en vociférant et en bousculant les plus jeunes. La colonne quitte la salle à manger dans le plus grand silence. Mais les petits ne sont pas calmés pour autant.

– Réunion des Isolants dans cinq minutes. Mangez et réfléchissez aux mesures qu’on peut prendre contre eux.

Je suis mal à l’aise parce qu’il a parlé de « mesures contre eux », comme s’il s’agissait de nos ennemis. Ils nous ressemblent. Ils sont juste plus jeunes que nous.

La fin du dîner se déroule dans un calme glacial. Ensuite chacun saisit sa chaise et nous nous disposons pour former un cercle.

– Que proposez-vous ? lance Claudius.

Je vais dire ce que j’ai sur le cœur. Je suis sûr qu’ils seront d’accord :

– Il ne faut pas les punir. Il faut leur parler, leur expliquer les problèmes qu’on rencontre et les conséquences de leurs conneries. Il faut aussi leur donner un rôle à jouer, qu’ils se sentent impliqués et…

– J’ai eu tort de sévir, alors ? demande Numérius, agacé.

– Je n’ai pas dit ça. La réaction pendant le repas, bien qu’un peu violente à mon goût, était justifiée, mais elle ne résout rien.

– Moi, je crois qu’il faut les punir, intervient Mamercus. On ne peut pas utiliser le frigo, car ce serait les livrer aux César et à leurs monstres, alors frappons-les devant tous les autres. Ça servira d’exemple.

– On n’a pas le droit d’être pires que les César, objecte Marcus.

– C’est la guerre ! tranche Numérius. On n’a pas le temps d’inventer une nouvelle punition qui fasse moins mal !

– On pourrait les droguer, il reste un gros stock de sédatifs. Comme ça, ils dormiraient toute la journée, propose Tibérius.

– Punissons-les ou débarrassons-nous d’eux, ajoute un Violet nommé Brutus. Tout à l’heure, quand je maîtrisais l’un d’entre eux, il m’a menacé. Ces gars-là représentent un danger pour nous.

– Si personne n’a rien à ajouter, passons au vote.

Je redemande la parole :

– Laissez-moi une chance de régler le problème par la discussion. Ce ne sont que des petits, on était comme eux avant. On ne doit pas s’en faire des ennemis. Si, demain, ils recommencent, je vous laisserai les punir.

Claudius intervient avec calme :

– Pour moi, c’est d’accord. Tu en prends la responsabilité. Mais pour ce soir, il me paraît raisonnable de les droguer. Nous avons des questions urgentes à trancher. On ne doit pas perdre de temps.

Nous débarquons dans le dortoir qui est étrangement silencieux alors que personne ne dort. J’aperçois cinq enfants à genoux, les mains sur la tête, près de l’entrée. Ils ont du sang sur la chemise.

Numérius prend la parole :

– Distribution d’eau avant de dormir. Vous verrez demain ce qu’on décidera. Rangez-vous en colonnes.

Les Isolants sont de nouveau réunis dans la salle à manger. Les serviteurs nous ont rejoints. Numérius mène les débats :

– Je vais commencer par vous présenter les réflexions du groupe et après nous déciderons ensemble de la marche à suivre. Nous ne pouvons rester isolés. Quand les soldats seront de retour, il sera difficile, voire impossible, de réussir tout seuls face à eux. Ils sont armés, entraînés. Ils peuvent nous couper des autres, bloquer le ravitaillement et nous affamer. Nous devons réunir toutes les forces possibles de l’île contre les soldats pour préparer la bataille qui aura lieu à leur retour.

« Le problème, c’est que jusqu’à maintenant les seuls contacts que nous avons eus avec l’extérieur étaient des messages écrits. On ne peut pas être sûrs qu’ils n’émanent pas des César et de leurs alliés.

« La conclusion à laquelle nous sommes parvenus est qu’il faut sortir de la Maison et aller se rendre compte de la situation par nous-mêmes, bien que ce soit extrêmement dangereux. Comme je suis à l’origine de cette mutinerie, je me sens responsable de vous tous. Aussi, je souhaite participer à cette expédition. Le groupe propose qu’on sorte à deux cette nuit même.

Les têtes approuvent silencieusement.

Je me lance :

– J’irai avec toi, si tu veux bien.

– Pas toi ! intervient Marcus.

– Pourquoi ?

Il semble chercher ses mots :

– Parce que, sans toi, j’ai… enfin, je veux dire, on… on a peur ici. On ne sait pas toujours comment réagir et…

Les autres sourient et son visage s’assombrit. Numérius reprend la parole comme si de rien n’était :

– Y a-t-il d’autres volontaires que Méto ?

Sept mains se lèvent : les costauds de la bande, ceux qui ont joué aux armes tout l’après-midi et qui veulent en découdre.

– Comment fait-on, Numérius ? Tu veux décider ? propose Claudius.

– Je ne veux pas choisir. Je propose que le sort désigne celui qui m’accompagnera.

Claudius déchire des petits papiers de taille égale et les distribue aux volontaires. Un crayon circule pour que chacun griffonne son nom. Notre ami récupère les papiers et les plie soigneusement en quatre. Il les enferme entre ses mains et souffle doucement au niveau des pouces pour les mélanger durant une trentaine de secondes. Enfin, il relève le majeur de la main droite, ouvrant ainsi un trou. Un papier s’échappe et tombe à ses pieds.

– Mamercus.

L’enfant désigné sourit. Ses copains viennent lui toucher l’épaule en signe de soutien. Numérius enchaîne :

– Nous allons sortir pour rejoindre les Oreilles coupées et tenter de libérer des serviteurs.

– Vous devez vous barbouiller la peau avec du noir de cheminée et emporter des couteaux recourbés et des poinçons. Nous en avons découvert dans le vestiaire. Ils s’en servaient pour fabriquer des chaussures. C’est très efficace pour tuer, assure Titus.

– Bonne idée, mais je ne suis pas sûr de savoir faire ça, déclare Numérius.

– Laisse-moi vous accompagner. Je le ferai pour vous.

– Titus, la décision a été prise, ne revenons pas là-dessus. Mais je suis d’accord pour que tu nous montres des prises un peu plus tard. Je reprends : nous savons que les gardiens portent autour de leur cou les clefs des chaînes servant à attacher les serviteurs extérieurs pendant la nuit. Un double de toutes ces clefs se trouve sur le trousseau que nous avons récupéré dans le bureau des César. Nous emporterons donc toutes les clefs dont nous ne connaissons pas l’usage.