– Méto, interroge Kaeso, est-ce que tu sais si, parmi nous, il y en a qui sont frères ? Moi, je crois que Décimus est mon frère. On se ressemble et on pense souvent pareil.
– Je ne peux pas te répondre. Il doit y avoir quelque part dans la Maison des archives qui pourraient nous renseigner sur nos origines, mais on ne les a pas encore trouvées.
– Est-ce que, à mon stade de développement, je pourrais être un géniteur ?
– Pourquoi tu demandes ça ? Il n’y a pas de fille pour t’accoupler ! répond un gamin qui se cache derrière son voisin.
Quelques enfants partent d’un grand éclat de rire. J’attends qu’ils se calment.
– La puberté, c’est-à-dire la période où on passe de l’état d’enfant à celui d’adulte, a lieu entre treize et quinze ans chez les garçons. Le problème, c’est que nous ne connaissons ici que le nombre d’années que nous avons vécues depuis notre arrivée. Pas le nombre de celles vécues avant. Pour être simple, je te dirai que tu es trop jeune pour être papa. Il y a des signes associés à la puberté, poils sous les bras et sur le menton, par exemple, que tu n’as pas.
– Toi tu pourrais, alors ?
– Il semble que oui. J’ai déterminé que j’avais sans doute à peu près quatorze ans.
D’autres enfants lèvent la main pour poser des questions, mais nous devons nous arrêter.
– On doit passer à la suite du programme. Demain, je vous promets qu’on pourra recommencer.
– Allez ! Une dernière ! Méto, s’il te plaît !
J’aperçois Claudius qui patiente dans le couloir. Il me fait signe de sortir.
– Demain, je vous le promets. Attendez deux minutes, je reviens.
Je sors de la salle. Mon ami semble préoccupé.
– Tu as des nouvelles de Numérius et Mamercus ?
– Aucune. Aucun signe. Tout est très calme. Je ne sais pas quoi penser. Titus a proposé de partir à leur recherche avec Octavius. Je m’y suis opposé. Je ne veux pas risquer de les perdre à leur tour. Toi, quel est ton avis ?
– Tu as raison. Dis-lui d’attendre jusqu’à la nuit, nous prendrons la décision ensemble.
– Comment ça se passe avec les petits ?
– Très bien, ils sont passionnés.
– Je vois un dessin bizarre au tableau. Laisse-moi deviner… C’est une femelle humaine ?
– Tout juste. J’ai retrouvé les pages arrachées du livre de sciences…
– Les pages 42 à 48 ? Quand as-tu fait cette découverte ?
– Hier après-midi, dans le bureau des César, mais je n’ai pas trouvé l’occasion de t’en parler.
– Je ne sais pas si nous en verrons un jour un spécimen en vrai, déclare Claudius, soucieux.
– J’en suis sûr. Nous avons encore plusieurs années à vivre. Tu viens présenter la suite aux Bleus avec moi ?
– Oui, ça me changera les idées.
Nous rentrons dans la salle où les Bleus nous accueillent avec le sourire.
– Suite à l’épisode d’hier soir, commence Claudius, très solennel, nous avons décidé de vous faire découvrir le travail des serviteurs de la maison. Vous allez être associés à un serviteur et vous le suivrez pendant les deux heures qui nous séparent du repas de midi. Vous l’observerez, vous l’aiderez et vous lui obéirez en tous points. Avez-vous des questions ?
– Je ne comprends pas très bien l’intérêt de cette activité, objecte un petit qui se planque derrière les autres.
Claudius hausse le ton :
– J’aimerais te voir quand tu me parles. Approche-toi, Cornélius ! Je crois que tu comprendras quand tu auras vécu l’expérience. Fais-nous confiance et dis-toi que tu n’as pas le choix. D’autres questions ?
L’ambiance s’est de nouveau tendue. Je reprends la parole d’un ton le plus naturel possible :
– Je vais faire l’appel et vous indiquer le nom de votre tuteur-serviteur et le lieu où il se trouve. Il vous attend. Soyez respectueux. Des grands passeront vérifier que tout se déroule comme il faut.
En sortant, certains me lancent un drôle de regard, comme si je les avais trahis.
À l’heure du repas, nous n’avons toujours pas de nouvelles de nos camarades. Titus est très agité. Il s’assoit en face de moi. Il s’efforce de parler doucement car il ne veut pas que les petits entendent :
– Il faut que tu ailles voir Claudius, me dit-il. Toi, il t’écoute. On doit faire quelque chose. Imagine que Mamercus et Numérius se soient cachés, les autres doivent passer l’île au peigne fin. Plus nous attendons, plus les chances de les retrouver diminuent.
– Titus, on ne sait pas où les chercher. Et nos ennemis n’attendent sans doute que ça, qu’on sorte par petits groupes et qu’on se fasse prendre les uns après les autres. Tant que nous avons les armes, que nous surveillons les issues, ils ne peuvent rien tenter contre nous. En revanche, je pense que pour nos deux camarades c’est foutu. Ils ont dû les prendre. À moins, et c’est à cet espoir que je m’accroche, à moins qu’ils ne soient d’abord tombés sur les Oreilles coupées.
– Au fond, je sais bien que tu as raison, que ce serait dangereux, voire suicidaire, mais je n’en peux plus d’attendre.
Il a du mal à contenir son impatience. Il manipule bruyamment sa mitraillette et il met en joue des cibles imaginaires en faisant claquer sa langue.
– Titus, je crois que, bientôt, on regrettera cet endroit.
– Pourquoi dis-tu ça ?
– Je sens au fond de moi que le temps ici nous est compté. Arrête de jouer et profite de ton repas chaud.
Le déjeuner se passe sans incident. Les petits, bien encadrés, mangent avec appétit. Je cherche des yeux ceux qui me défiaient du regard tout à l’heure. Je ne parviens pas à décrypter ce qu’ils peuvent ressentir à cet instant.
À l’issue du repas, nous réunissons les Bleus dans le gymnase. C’est Claudius qui mène les débats :
– D’abord, je veux vous dire que je suis content car les serviteurs que j’ai rencontrés avant le déjeuner m’ont rapporté que vous vous étiez bien tenus. Alors, les gars, pouvez-vous nous raconter ce que vous avez fait ?
– Moi, j’ai fait la lessive. J’ai essayé d’enlever des taches de confiture sur des vêtements. C’était pénible.
– Moi, j’ai lavé les douches et les toilettes.
– Moi, le sol des couloirs.
– Moi, j’ai préparé à manger. J’ai épluché des centaines de carottes. Mais je n’ai pas trouvé ça trop long parce que j’ai discuté avec Optimus. On a parlé de celui qui m’a initié autrefois parce que c’est son ami. Il m’a raconté qu’Appius s’est coupé l’oreille pour fuir il y a un mois.
– Moi, le mien m’a révélé tout ce qui lui est arrivé après qu’il a cassé son lit.
– Moi, j’ai appris des trucs horri…
Quelqu’un frappe à la porte et entre sans attendre. C’est Titus, le visage fermé, qui s’adresse à Claudius :
– Viens. Il y a du nouveau.
– Méto, tu termines. Je reviens dès que je peux.
Mes deux copains sortent de la pièce. Personne n’ose reprendre la parole. Je décide d’abréger la discussion. C’est trop dur de ne pas savoir.
– Bien. Ce matin, quelqu’un a demandé pourquoi on vous imposait ces travaux. Il y a deux raisons que vous avez comprises maintenant. D’abord, vous faire rencontrer des serviteurs qui, il y a quelques années, étaient à votre place ; vous montrer également ce qu’est leur travail et le boulot que vous leur donnez quand vous agissez n’importe comment. Nous voulons, dans quelque temps, partager le travail avec eux et…
Je n’arrive plus à faire semblant. Les visages de Numérius et de Mamercus m’apparaissent sans cesse.
– On va arrêter là pour aujourd’hui. Vous vous rendez calmement en salle de jeux et… Allez-y.
Je retrouve Claudius et Titus au centre de la Maison. Le ton monte :