– Ça va, tu es content ?
– Oui, c’est bien ici.
– Alors, tu aimes chanter ?
– Aujourd’hui, je n’ai pas osé essayer. J’ai écouté, c’était tellement beau. Je vais m’entraîner tout seul pendant la semaine. Dis, est-ce que tu sais ce qui est arrivé au prof ? Pourquoi est-il handicapé ? C’est de naissance ?
– Non, c’était un accident. Je ne sais plus qui m’a raconté cela. Tu verras, tous les profs ont été touchés.
– Et tu sais ce qui s’est passé ?
– Ils escaladaient la paroi sud du volcan et ils ont dévissé. Comme ils étaient encordés les uns aux autres, ils sont tous tombés.
– Ah bon… Quelle histoire ! Est-ce que je peux mettre un pull sous ma veste ce soir ?
– Si tu veux. Tu as froid ?
– Non, j’aime mes pulls. Ils sentent si bon. Est-ce qu’on lave nous-mêmes nos affaires ?
– Non, tu retrouves tes affaires propres chaque matin. Ce sont des fées ou des lutins qui font tout le travail la nuit quand on dort.
– Tu me parles comme à un petit.
– Tu es petit. Et puis je n’ai pas d’autre explication à te donner. En fait, personne ne sait.
Je jette un coup d’œil à ma montre et déclare :
– C’est bientôt l’heure du dîner. Je vais essayer de voir César pour ton manteau.
Nous quittons le dortoir en direction de la salle de jeux. J’espère y trouver Marcus à qui je pourrai confier Crassus. Quand nous pénétrons dans la salle, toutes les places sont prises. On entend rire, pester, même siffler. Je repère Marcus qui observe Claudius et Paulus en pleine partie de petits chevaux.
Toujours inséparables, ces deux-là, depuis que l’un a initié l’autre. C’est un phénomène très rare à la Maison : une amitié entre un petit et un grand. L’initiation crée généralement des tensions. Le grand, souvent puni à cause du petit, ne pense qu’à s’en débarrasser. Plus tard, on assiste même parfois à des vengeances.
– Marcus, je te confie le petit cinq minutes. Je dois voir César.
D’un geste de la main, Marcus invite Crassus à s’asseoir. J’hésite à m’éloigner et reste un instant à les regarder.
– Crassus, c’est bien ça ton prénom ? interroge Marcus.
– Oui.
Mon ami désigne du doigt le plateau du jeu.
– Tu connais les règles ?
– Non.
– Regarde comme c’est beau. Si ça t’intéresse, un jour, je t’apprendrai. Tu peux y aller, Méto. On ne bouge pas.
À peine suis-je sorti de la pièce qu’une voix forte m’appelle :
– Méto ! Méto ! Où est ton protégé ?
– César, justement je vous cherchais. J’ai confié Crassus à Marcus.
– Il est sous ta responsabilité…
– Il fallait que je vous voie seul.
– Il y a un problème ? Il a vomi ? Il a cassé quelque chose ? Il a…
Je décide d’attendre qu’il me laisse parler. Je regarde mes chaussures. Il comprend très vite :
– Allez, parle !
– C’est au sujet de son manteau…
– Ah oui, on m’a raconté. Mens-lui.
– Je n’en ai pas envie.
– Mens-lui. Il n’est pas en état de connaître la vérité. Vas-y tout de suite.
Il me plante là. La discussion est close. Je retourne sur mes pas.
– Tu es déjà revenu ? demande Crassus.
– Oui, César semblait m’attendre à la sortie de la salle de jeux. Ton manteau… ton manteau ne sera pas brûlé. Ils te le rendront quand tu partiras, si… si tu le leur demandes.
Paulus, qui allait jeter un dé, interrompt son geste et me fixe dans les yeux :
– Tu l’as cru ?
– César le lui a dit, intervient Claudius avec vigueur.
– Si César le lui a dit… répète Paulus.
Au dîner, l’ambiance est très tendue. César 1 est debout et arbore un sourire qui promet. Crassus semble plus serein. Je le regarde. Je me sens coupable. Mais César a raison. Quand il aura grandi, il sera plus à même de comprendre et d’accepter la vérité. De plus, je ne serai plus là pour qu’il me le reproche, j’aurai « craqué » depuis longtemps.
Chaque enfant a regagné sa place et attend dans un silence parfait. César 1 commence :
– 1) Kaeso et Décimus se sont battus. Sanction : vingt-quatre heures de chambre froide. Application : immédiate. 2) Les « Rouges » sont intervenus trop tard. Sanction : une claque tournante. Application : à vingt heures ce soir dans le dortoir. Bon appétit.
Décimus et Kaeso se lèvent, et suivent César 5. Ils ont du mal à contenir leurs larmes. J’ai expérimenté cette punition, qu’entre nous nous appelons le frigo. Dans cette prison obscure, la température ne dépasse jamais zéro degré. Ils vont apprendre à se connaître. Ils auront besoin d’être solidaires pour survivre.
César lève sa fourchette. Le compte peut commencer. Aux tables des grands, des regards s’échangent : certains montrent de la colère, d’autres de l’indifférence ou de la résignation. Crassus me chuchote à l’oreille :
– Toi, tu n’étais pas là quand c’est arrivé. Tu ne risques rien.
– Je suis Rouge, donc je suis concerné.
Le petit me regarde, horrifié.
– Je ne comprends rien !
Il marque une pause puis demande :
– Ça fait mal, une claque tournante ?
– Tu verras, ça dépend. Ne t’inquiète pas pour ça. Ce n’est pas ma première. Surtout, Crassus, ce soir, ne mange pas trop.
À vingt heures précises, César 3 entre dans le dortoir, un petit sac noir à la main. Tous les grands s’approchent et piochent, chacun à son tour, un jeton de bois sur lequel est inscrit un numéro. Moi, j’ai le 14. Ensuite, nous formons un cercle en respectant l’ordre indiqué par le tirage au sort. César se place alors au centre et demande si nous sommes prêts.
– Je commence. Attention… 1… 2… 3…
En entendant son numéro, le 1 assène une violente gifle au 2 qui pivote et frappe le 3, et ainsi jusqu’au numéro 16, qui frappe le numéro 1. César laisse trois secondes entre chaque coup.
– 13… Clac. 14… Clac. 15… Clac. 16… Clac.
C’est fini. César tend le petit sac et chacun s’avance pour rendre son jeton avant de gagner son lit. Octavius était en treizième position et ne m’a pas raté, malgré son majeur amputé. Moi, j’ai allumé Tibérius dont la joue molle a bien sonné. César est parti. Je retrouve Crassus au pied de son lit, les mains sur les oreilles. Je le rassure :
– Tu vois, je ne suis pas mort.
– Vous pourriez taper moins fort !
– Nous n’avons pas le choix. Si quelqu’un fait semblant, César peut nous imposer un deuxième tour qui, en général, est beaucoup plus violent, chacun voulant être sûr que c’est bien le dernier.
Tibérius passe devant moi en se frottant la joue.
– C’était trop fort, Tibérius ?
– Non, c’était parfait, Méto. Bonne nuit.
Je me retourne vers Crassus pour mes dernières instructions :
– Monte doucement dans ton lit et couche-toi bien au milieu. Sors les bras. Ce soir, pour te montrer, c’est moi qui vais te border.
Crassus s’exécute. Je tire sur ses draps. Il pousse un petit cri :
– Tu serres trop, ça fait mal.
– Tu dois apprendre à dormir comme ça. Ainsi, la nuit, si tu rêves, tu ne risques pas d’endommager ton lit.
– Je ne peux pas respirer, se plaint-il.
– Tu vas y arriver. Calme-toi. Fais un effort.
– J’ai mal au ventre.
– Tu as encore trop mangé.
– Non, c’est le drap qui m’appuie sur l’estomac. Tu sais, je n’ai pas touché au dessert. Ah, j’ai mal !
– Arrête de parler ! Concentre-toi sur ta respiration. Ton corps va s’habituer et tu vas t’endormir.
– Alors, ça y est ? On a bordé son bébé ? me lance Marcus.