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– Tu verras quand ce sera toi qui joueras les nounous !

Ce soir, c’est au tour de Paulus d’aller éteindre la lumière centrale. Au retour, l’obscurité est totale. S’il ne veut courir aucun risque, celui qui est chargé de cette tâche doit, pendant la journée, s’entraîner à prendre des repères, à compter ses pas pour ne rien casser.

En terminant de coincer mes draps, je me tourne vers mon protégé :

– Bonne nuit, Crassus. Cette nuit, tu dors au chaud.

Il ne me répond pas. Il est déjà endormi.

Après quelques minutes de silence absolu, on commence à percevoir des chuchotements. Les conversations se font uniquement avec un voisin immédiat. Il est impossible de comprendre précisément ce que disent les autres, mais on peut s’amuser à deviner. Le corps coincé par les draps, il faut dresser le cou au maximum pour voir par-dessus le montant du lit. C’est donc au prix d’un gros effort qu’on parvient à maintenir nos têtes orientées vers notre interlocuteur. Il n’est pas question de desserrer l’étreinte de la couverture pour poser, ne serait-ce qu’un instant, les coudes, le sommeil nous surprend toujours si brutalement.

Étant près d’une cloison, je n’ai qu’un seul voisin immédiat : Marcus. C’est cette position qui nous a rapprochés, lorsque nous étions Bleu clair et que, le soir venu, des larmes soudaines nous submergeaient. Marcus chuchote :

– Encore un peu de salive pour ton pote ?

– J’ai attendu ce moment toute la journée. Tu as parlé à Rémus, aujourd’hui ?

– Oui, un peu, comme d’habitude.

– Il ne t’a rien dit pour ce matin ?

– Non, pourquoi ? Que s’est-il passé ?

– Il n’était pas dans la salle des lavabos au moment de la visite des soldats.

– Tu es sûr ?

– Il faut croire qu’ils l’ont laissé dormir. Et qu’ils ne l’ont pas puni.

– Tant mieux pour lui… Mais peut-être ne l’ont-ils tout simplement pas vu.

– Moi, en revanche, j’en ai vu un !

Marcus marque un temps d’arrêt. Il détend son cou pendant quelques secondes en se tournant vers le plafond. J’en profite pour en faire autant.

– Tu as osé… Alors, ils sont effrayants ?

– Oui, effrayants. La deuxième fois, on doit avoir moins peur.

– Tu recommenceras, alors ?

– Oui, je veux savoir, même si j’ai peur.

– Moi aussi, je veux savoir.

Les chuchotements s’arrêtent un à un, comme par contagion, dans un temps très court.

Chapitre 2

Je suis réveillé. J’attends le signal. Ma montre m’indique que je dispose d’une dizaine de minutes de répit, comme une longue respiration avant de me lancer dans la course quotidienne.

C’est le deuxième jour d’initiation pour Crassus, le plus périlleux. Il va commencer seul sa première journée type. Je n’ai pas pu tout lui dire, or je ne serai pas toujours derrière lui pendant les quatorze heures qui nous séparent du coucher. En tant que Rouge, je ne suis pas les mêmes cours que lui.

Lui va apprendre à lire et compter comme un petit qu’il est, et moi l’art d’engraisser et de saigner les cochons, de semer efficacement les céréales ou toutes autres choses que je ferai peut-être un jour. On n’apprend pas tout cela pour rien en attendant de grandir. On servira bien à quelque chose après. Pourquoi on ne nous dit rien ?

Un souvenir me revient à propos de tous ces mystères autour de notre avenir. Il y a plusieurs mois, après le sport du matin, une rumeur avait circulé. Il y avait quelque chose dans les toilettes. Une inscription à la craie derrière une porte. J’ai réussi à la lire juste avant qu’on ne l’efface :

Je veux savoir d’où je viens et ce qu’on devient après. S’il vous plaît.

Ce n’était pas signé. Mais on voyait tout autour comme une constellation de petites croix au tracé mal assuré. J’en ai compté une trentaine. La craie était posée par terre. J’ai ajouté ma croix et les deux copains qui m’accompagnaient ce jour-là, Marcus et Octavius, ont fait de même. Durant la journée qui a suivi, les enfants ont échangé des signes qui disaient : « J’ai vu. » « T’as vu ? » « J’ai signé. » « T’as signé ? »

Longtemps après cet événement, ces toilettes-là étaient toujours les plus utilisées. C’était comme si on venait aux nouvelles, pour connaître la suite d’une histoire ou alors pour signifier qu’on se sentait appartenir à un clan dont le local serait si exigu que ses membres ne pourraient le fréquenter qu’à tour de rôle. Pourtant, aucune autre inscription n’a vu le jour depuis.

Qu’est devenu Quintus depuis vingt-quatre heures ? Est-il apprenti paysan ou pêcheur dans l’île ? Est-il en partance vers un ailleurs inconnu ? Est-il mort ? Est-il soldat avec des chaussures qui puent la graisse ? Non, sûrement pas cette dernière solution. Il n’a pas le physique pour ça : trop maigre et trop grand. Personne n’a le physique du soldat que j’ai aperçu hier. Je me demande où ils les trouvent, ceux-là. La nature n’engendre pas de tels monstres.

La sonnerie. C’est l’heure, plus le temps de rêvasser. À peine levé, je répète à Crassus le seul conseil qui vaille :

– Regarde les autres avant de faire ou de dire quelque chose. Dans la mesure du possible, ne parle pas et surtout ne pose pas de questions.

– Je resterai très concentré. Je te le promets, Méto.

– Les Rouges à la course ! Les Rouges à la course ! crie Claudius. Méto, dépêche-toi !

– Je vous rattrape.

Je cherche, parmi les Bleu clair, un garçon digne de confiance.

– Sextus, surveille Crassus discrètement. Fais ça pour moi. Juste aujourd’hui.

– OK, Méto, je ne le lâcherai pas.

La course matinale a lieu dans le couloir qui borde le bâtiment. Il en épouse la forme octogonale. La surface de l’étage est coupée en quatre par deux passages perpendiculaires : un sud-nord et un est-ouest. Au centre de la croix ainsi formée se placent quatre César, chacun s’occupant d’un point cardinal. Les enfants courent par équipes de quatre, contre le chronomètre. On commence par les Rouges, et dans l’ordre des performances établi la veille. Je suis dans l’équipe qui part la première chaque matin, parce que c’est la plus rapide depuis longtemps. Au sein de chaque équipe et selon le même principe, les coureurs sont classés. Dans la mienne, Rémus est premier, Claudius second, Octavius troisième et moi quatrième. Chaque enfant s’installe au bout d’un des passages. Au top départ, les enfants s’élancent, deux vers la droite et les deux autres vers la gauche. À chaque fois qu’ils sont visibles au bout d’un passage, le César qui leur fait face hurle leur numéro. Les garçons ont cinq tours à faire s’ils sont Rouges, quatre s’ils sont Violets, trois s’ils sont Bleu foncé et deux s’ils sont Bleu clair.

Si la hiérarchie est respectée, on doit entendre les chiffres dans l’ordre. Dans le cas contraire, on redistribue les numéros pour le lendemain. César 1 chronomètre la performance du groupe qui peut être rétrogradé en cas de défaillance. Le classement des enfants par couleur est affiché chaque jour. Il n’est pas bon d’être classé seizième, sauf si l’on vient d’entrer dans une couleur. On essuie sans cesse les quolibets, on n’est plus appelé par son prénom mais par le sobriquet infamant de « Zzeu ». Si un élève se complaît dans cette situation marginale, des pressions sont exercées par les César, souvent des privations de nourriture.

Moi, j’ai de la chance, j’ai toujours couru vite. Je suis dans le groupe 1 depuis plus d’un an. Si je ne grandis pas trop vite, je peux encore progresser.

C’est parti. Après ma journée de quasi-repos d’hier, je me sens en pleine forme.

– 1, 4, 2, 3.

Je suis bon.

– 1, 4, 2, 3.

Je croise Claudius, classé 2, qui me fusille du regard et me lance :