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– Petit rêveur !

Pas le temps de répondre. Je m’accroche.

– 1, 2, 4, 3.

Au troisième tour, j’ai cru l’espace d’une seconde que Claudius avait dévié légèrement sa course comme s’il cherchait à m’accrocher. Il n’a aucun intérêt à le faire. C’est ça l’intelligence du système : on joue contre et avec les autres en même temps. Une chute nous coûterait trop à chacun.

– 1, 2, 3, 4 ! hurle César 1.

C’est fini. Nous rejoignons le centre de l’octogone en soufflant profondément.

– Groupe 1 : ordre respecté. Chrono amélioré.

– Combien, le chrono ? réclament en chœur Claudius et Octavius.

– 4.8.

– Merci, César.

– Hé, Rémus, on a fait 4.8 ! C’est super ! lance Octavius.

– Pas mal. J’ai déjà fait mieux. Avec d’autres.

– Quand ?

Il ne répond pas. Rémus, l’indétrônable premier, s’en va tranquillement vers les lavabos. Nous restons pour écouter le score des autres équipes. Pas de changement dans le classement des groupes à l’issue de l’exercice, demain l’ordre au départ sera identique.

Nous partons pour le deuxième atelier consacré à la musculation. Au programme : concours de pompes. Les pieds sont posés sur un banc. Nous sommes installés en rang d’oignons selon le classement de la veille. Je suis en dixième position, Rémus, comme partout en sport, occupe la première place. Un César donne le départ et chacun exécute à son tour le mouvement, qui doit être parfaitement contrôlé. Le menton vient effleurer le sol et une pause de trois ou quatre secondes est obligatoirement respectée avant de remonter dans la position initiale. La cadence est tranquille au début. On ne fait l’effort qu’une fois toutes les deux minutes. Mais, à mesure des abandons ou des disqualifications pour gestes non conformes, le rythme s’accélère. Quand le « Zzeu » est désigné, beaucoup laissent tomber. Il y a, devant, quatre ou cinq spécialistes absolument inattaquables.

Le troisième atelier, celui des assouplissements, est un vrai moment de détente. L’enchaînement des mouvements est exécuté dans un ordre immuable. Un de nous se place face aux autres et donne le tempo. Les Rouges le font presque les yeux fermés.

La dernière activité du sport matinal est la corde. Véritable supplice pour les Bleu ciel qui abîment leurs mains avant d’avoir assimilé la technique. À partir du moment où l’on intègre le groupe des Violets, on travaille sans l’aide des jambes, à la seule force des bras. On nous impose la lenteur et le sourire. Chez les Rouges, certains se rajoutent des bracelets lestés aux chevilles.

C’est fini. Je n’ai pas progressé dans les classements et j’assume mes médiocres performances en pompes et en corde.

Au moment du petit déjeuner, je croise Crassus, le teint livide. Il s’écroule à sa place.

– C’est comme ça tous les matins ? chuchote-t-il.

– Oui, tu vas t’habituer. On a dû te dire que tu devais au plus vite te dégager des places de « Zzeu ».

– Oui, on me l’a dit.

– Je te retrouverai à la lutte. Je pense que tu seras dans mon groupe. D’ici là, sois attentif.

Je croise le regard rassurant de Sextus qui hoche la tête doucement pour me signifier que tout va bien.

– Attention, ça commence…

Les enfants ont faim et dévorent toute leur assiette. Je vois Crassus hésiter :

– Je n’ai pas trop faim après le sport.

– Mange quand même un peu. La prochaine fois, c’est dans trois heures.

Ce matin, je suis les cours de pêche de monsieur V. : Comment capturer et cuisiner le dauphin. À mon arrivée, je ne comprenais rien à rien. La mer, les vagues, les marées, les poissons ne sont que des dessins et des mots dans les livres. Une fois ou deux, on a fait une sortie dans les couloirs pour aller regarder la mer du haut du phare.

Un jour, j’avais posé une question :

– Comment discerne-t-on les poissons dans la mer qui est colorée ? Quand je plonge ma cuillère dans la soupe de légumes, je ne la vois plus.

– L’eau de mer n’est pas comme la soupe, elle est transparente et incolore. Vous le constatez dans votre livre.

– Du haut du phare, j’ai vu qu’elle était verte.

– Il faut croire vos livres, avait affirmé monsieur V., ils ne mentent pas. Vos impressions, votre vision par exemple, peuvent vous tromper.

Un autre élève avait insisté :

– Moi aussi, j’ai vu comme Méto que la mer est colorée.

– Ça suffit ! On reparlera de cela plus tard.

– Pourquoi pas maintenant ? avais-je insisté.

– Parce que ce n’est pas prévu. Si vous voulez, je demanderai si j’ai le droit de revenir sur cette question une autre fois.

– Vous demanderez à qui ?

– Ça suffit ! Reprenons notre cours. Nous avons perdu assez de temps aujourd’hui. Méto, je ne vous autorise plus à poser de questions de toute la semaine.

– Bien, maître.

Monsieur V. n’en avait bien entendu jamais reparlé. Moi, j’avais à partir de cet épisode arrêté d’interroger les professeurs parce que cela ne servait à rien, parce qu’ils se mettaient en colère ou avaient l’air gênés.

Aujourd’hui, je prends des notes sérieusement car il y aura bientôt des contrôles. Si on n’est pas performant, on est obligé d’aller à des cours de rattrapage pendant les activités de jeux. Pour ceux que le sport n’intéresse pas – ils sont rares –, des restrictions de nourriture sont à craindre.

En règle générale, les enfants comprennent vite que la bonne solution, c’est de travailler. Travailler signifiant essentiellement quatre choses :

1) Apprendre par cœur les cours, même si on ne les comprend pas parfaitement.

2) Savoir recopier vite et sans faire de fautes de longs textes compliqués.

3) Pouvoir identifier de manière automatique une grande quantité d’espèces végétales et animales.

4) Enfin, être capable de dessiner proprement, de manière réaliste.

Les cours de lutte ont toujours lieu avec l’ensemble des enfants, répartis en quatre groupes, placés chacun sous la responsabilité de quatre Rouges. Ces derniers ne combattent pas. Ils organisent les échauffements, les exercices et arbitrent les duels.

J’ai la responsabilité d’un groupe avec Titus, un grand blond qui ne sourit jamais. On nous a attribué deux assistants qui nous regardent en souriant bêtement : Marcus et Rémus.

Les deux professeurs, monsieur A. et monsieur P., se déplacent avec difficulté. Ils portent des corsets et restent le plus souvent appuyés sur les barres qui entourent l’immense salle de sport.

Ils ne montrent aucun geste technique aux élèves. Ce sont les Rouges les plus expérimentés qui miment les prises et les phases de combat. Mais leurs remarques et leurs conseils sont toujours extrêmement précis. Tout semble prouver qu’ils étaient de grands champions avant l’accident.

J’occupe un poste à risque car je dois avant tout éviter les bagarres générales qui parfois éclatent subitement. Quand un lutteur se juge maltraité, quand il a été mordillé, pincé, ou qu’on lui a tordu les doigts, il a tendance à répliquer. Les amis au bord du tapis prennent vite parti et la salle peut s’embraser. J’ai assisté à un épisode de déchaînement peu de temps après mon arrivée et j’en garde encore aujourd’hui un souvenir horrifié. Les coups se sont abattus avec une extrême violence car tous savaient que le temps était compté et que l’intervention des deux professeurs mettrait fin aux affrontements. Messieurs A. et P. n’ont pas crié et se sont déplacés avec une certaine lenteur. Ils ne sont intervenus que lorsqu’ils ont été sûrs qu’on pouvait les entendre. S’ils prononçaient deux fois le nom d’un enfant, celui-ci savait qu’une punition tomberait le soir même. La grande majorité des enfants ne donnaient donc qu’un ou deux coups et se protégeaient ensuite en attendant l’arrivée des deux adultes. C’était à qui taperait le premier et le plus fort.