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Depuis que j’ai cette charge, il ne s’est jamais rien passé au sein de mon équipe. Titus et moi connaissons bien les élèves. Nous arrivons à déceler, avant même que les combats ne commencent, quand un enfant va perturber la séance. Il y a des signes qui ne trompent pas, comme une main qui fuit quand on la serre, un visage fermé ou un sourire insistant. Ces jours-là, l’enfant ne combat pas. Un de nous discute avec lui pour comprendre ce qui cloche. Cette charge me permet d’être bien informé des tensions, des rancœurs, mais aussi des amitiés et parfois des secrets qui existent dans la Maison.

Je présente le nouveau aux autres :

– Voici Crassus. Il sera dans notre groupe. Soyez sympas avec lui. C’est sa première séance et il est un peu perdu. Décimus, s’il te plaît, tu lui rappelles les règles.

Celui-ci s’exécute aussitôt :

– Le but du jeu, explique-t-il, c’est de maintenir son adversaire le dos collé au sol pendant dix secondes. On ne doit pas frapper, pincer, mordre, déchirer le justaucorps de l’autre, tirer les cheveux, les oreilles ou…

– C’est bon, je pense qu’il a compris.

Après un échauffement d’un quart d’heure, je groupe les enfants par deux et on répète des prises. C’est Marius, un Bleu foncé très doux, qui initie Crassus.

Le nouveau a peur. Dès que son partenaire l’attrape, on a l’impression qu’il cède tout de suite, qu’il se met à genoux en signe de soumission. J’ai même le sentiment qu’il bloque sa respiration quand on l’immobilise, comme s’il voulait qu’on le croie mort.

Titus choisit de ne pas le faire participer aux combats aujourd’hui. Il doit comprendre l’esprit du jeu et se rassurer.

À table, Crassus mâche lentement, en silence. Il semble réfléchir. Il commence à percevoir ce que sera son quotidien pendant quatre ou cinq ans. Il sait que ce sera dur, mais que, comme les autres, il finira par s’y faire.

Il y a une minuscule récréation d’un quart d’heure après le repas. Les enfants se répartissent par petits groupes dans l’ensemble des couloirs. C’est le seul moment non organisé de notre emploi du temps. Les pensionnaires en profitent pour libérer le flot de paroles qu’ils accumulent depuis des heures. Dans certains groupes de petits, tout le monde parle en même temps sans se soucier du discours de l’autre. Chez les plus vieux, en revanche, on peut avoir de vraies discussions. Bien entendu, pour prévenir tout conflit, des César sont harmonieusement répartis sur tout l’étage. La parole est surveillée, même si c’est souvent de loin.

Les cours théoriques reprennent ensuite à quinze heures. Puis les enfants vont en alternance aux jeux de table ou aux sports collectifs en fonction de leur couleur. On inverse les activités chaque jour.

Les jeux de table partent tous de la même base : les petits chevaux. Un plateau de quatre couleurs, un dé et deux pions colorés par joueur. Les nouveaux jouent selon la méthode traditionnelle, la plus facile. Le jet du dé est essentiel. On gagne si on a de la chance.

Les autres, en grandissant, utilisent des variantes où la stratégie a plus de place. La première consiste à envoyer un cheval dans un sens et un autre en sens contraire. Le but est de rejoindre au plus vite son camp comme dans le jeu classique, mais en multipliant les conflits. La deuxième, de loin la plus utilisée, n’a gardé pour ultime objectif que l’élimination totale des trois autres adversaires. On jette le dé deux fois. Les pions avancent dans le sens qu’on désire. On est libre de choisir un sens et un pion pour le premier jet, et de changer l’un ou l’autre pour le second. La figure qu’on recherche le plus est le « sandwich de la mort », quand deux pions d’une même couleur bloquent complètement un pion adverse qui attend, impuissant, son élimination. On peut jouer en équipe ou chacun pour soi. Il est aussi possible de nouer, selon les circonstances, des alliances officieuses du type « l’ennemi de mon ennemi est mon ami jusqu’à ce que notre ennemi commun disparaisse ». Ces variantes sont tolérées si elles n’occasionnent pas de débordements violents.

Un classement officieux est établi chaque jour. En fin de semaine, les champions s’affrontent sous le contrôle de tous les autres. Je me suis passionné au début pour ces jeux, pour le prestige que cela apporte. Mais, en vieillissant, je me suis aperçu que les vainqueurs ne font jamais partie du cercle de mes proches. J’ai depuis quelques mois pour principe de ne jamais participer aux finales. D’abord, pour éviter de perdre mon sang-froid devant les autres, juste pour un jeu, mais aussi parce que j’apprécie d’être inactif pendant ce temps. Je fais semblant de regarder et je laisse mon esprit divaguer. Sortir du cadre, ne serait-ce que quelques minutes, une fois par semaine, me procure un grand plaisir. Je ne dois pas m’en vanter, les César n’apprécieraient pas.

Ce soir, nous, les grands, avons sport en salle. L’activité commence par un long travail d’habillage baptisé le « carapaçonnage ». On enfile tout d’abord une combinaison élastique sur laquelle on a cousu des anneaux en métal. On fixe ensuite, sur ces anneaux, à l’aide de lanières, des pièces de cuir qui ont la forme et la couleur des principaux muscles visibles de notre corps. Ainsi harnachés, nous ressemblons au dessin de l’écorché qui trône dans la salle d’anatomie. Un masque de fer et de peau couvre la moitié du visage. Deux gros globes en plastique transparent placés sur les yeux nous font ressembler à des mouches.

Les équipes sont composées de six joueurs. J’appartiens à celle de Claudius. Avant d’accrocher la lanière du casque, notre capitaine nous appelle. Nous formons un cercle en nous serrant par le cou. La pression nous fait baisser la tête. Tout le monde se tait. Moins la mise au point dure, moins c’est douloureux.

– On fera l’Appius 1.3. Même sizaine de départ que dimanche. Pas de questions ?

– Non ! hurle-t-on en chœur.

Le cercle se disloque. Les joueurs se mettent en place en faisant des rotations de la tête. Aujourd’hui, nous jouerons donc une partition déjà inscrite au catalogue. Cela fait bien trois semaines que personne n’a proposé une nouveauté. Peut-être qu’on est arrivés au bout des stratégies possibles. Il y en a une de moi classée dans le gros bouquin qui les recense. Elle est codée Méto 2.1. Je pense avoir trouvé le sens de cette numérotation obscure. Le 2 signifie que je suis le deuxième Méto de la Maison, en tout cas le deuxième à avoir proposé une stratégie, et le 1 signifie que c’est ma première combinaison acceptée. Jamais un César n’a confirmé mon hypothèse : on ne parle pas du passé.

– Le passé, comme dit César 2, c’est l’histoire des autres et on ne doit s’occuper que de sa propre histoire.

Le jeu de salle s’appelle l’« inche ». Le but du jeu pour chaque équipe est d’aller porter une boule de poils et de tissu dans un trou carré de vingt centimètres de côté situé dans le mur du camp adverse, tout en empêchant l’équipe concurrente d’en faire autant.

Tous les coups sont permis : pousser, jeter, écraser l’adversaire. Il n’y a pas de hors-jeu. Les rôles au sein des équipes sont très spécialisés. Il y a des nettoyeurs chargés de « clarifier la zone de but », des transperceurs qui perforent les lignes adverses et des placeurs censés concrétiser l’avantage. Ce sont les « artistes » du sport car ce sont les plus adroits et les plus précis. La partie s’arrête dès que la boule a trouvé une niche.

Ah oui, j’oubliais le principal : tous les déplacements se font à quatre pattes et la boule est tenue entre les dents. Ce jeu est violent et provoque une très grosse dépense d’énergie. Ceux qui tiennent la boule doivent sans cesse agiter la tête pour éviter qu’un adversaire ne puisse mordre dedans.

Je suis placeur, moins pour mon adresse qu’à cause de mon manque de masse musculaire. Le match commence. Cette « Appius » est très spectaculaire. Claudius, notre transperceur, mord dans la boule et quatre équipiers le saisissent et l’envoient de toutes leurs forces percuter les lignes ennemies. Il écarte ses jambes et ses bras pour accrocher et aplatir le plus possible d’adversaires en retombant. Ensuite, chacun retrouve son rôle. Profitant de l’effet produit par Claudius, je me faufile derrière les lignes et je circule de droite à gauche et de gauche à droite en esquivant les coups. Je m’épuise à aller et venir. Je sens que je n’aurai qu’une chance dans le match car les contre-attaques sont souvent meurtrières. De plus, c’est Titus, mon partenaire à la lutte, qui joue placeur en face et c’est un véritable génie de la cible.