J’ai pris un coup dans le dos. C’est un défenseur qui m’a touché avec son pied en essayant de se sortir des griffes d’un nettoyeur. Claudius a toujours la boule à la bouche. Il arrose les autres de sueur et de bave en tournant la tête. Ça y est, il m’a vu. La passe est précise. Je reçois la boule mouillée en pleine figure. Je m’aplatis dessus. Je mords. Je me relève et tire d’instinct vers la niche, avant de sentir le poids d’un nettoyeur qui plonge sur mon dos et me plaque contre terre. Un coup de sifflet bref m’indique que c’est fini. J’ai marqué. On a gagné. Les élèves se mettent debout, aident les plus mal en point à en faire autant. Chacun vérifie que son corps est resté intact. Les visages sont souriants. Pas de dégâts aujourd’hui. On se congratule.
Après un court moment de repos, les perdants passent la serpillière pour effacer les traces de salive, de sueur ou de sang. C’est la bouche qui saigne le plus, lèvres éclatées, dents cassées, voire arrachées. On range ensuite soigneusement les éléments de la carapace dans les paniers qui leur correspondent. On met les combinaisons trempées et la boule dans le trou du linge sale.
C’est sous les douches qu’on fait le vrai bilan des dégâts corporels : hématomes, morsures, griffures, entailles au niveau des globes protecteurs. Personne ne se plaint ni ne s’apitoie sur les autres. Ce jeu, on l’aime pour sa violence.
La première fois que j’ai vu d’autres enfants y jouer, cela m’a rappelé une image du livre sur les espèces sauvages : on y voit deux sangliers adultes qui se battent pour une charogne.
L’étude est un grand moment de solitude à plusieurs, chacun travaillant seul dans son coin, au milieu des seize autres. Tout se passe dans un silence que ne viennent troubler que le bruit d’un César faisant les cent pas, celui des pages d’un livre qu’on tourne ou le grattement des stylos plume sur le papier.
Certains, le visage en l’air, les yeux fixes ou fermés, révisent leurs leçons. D’autres noircissent pendant toute l’heure des pages et des pages. D’autres encore dessinent. Absorbés, concentrés, nous ne voyons pas passer cette heure-là.
Au moment du repas, j’essaie de faire le point avec Crassus :
– Alors, cette journée ?
Il me regarde sans me répondre. Il a l’air épuisé.
– C’était dur ?
– Je ne sais pas. Je… je…
Nous avalons une bouchée.
– Mâche bien. On a le temps. Ne parle que si tu en as envie.
– J’ai entendu parler de l’inche. C’est un jeu horrible.
– Tu finiras par apprécier.
– Je ne crois pas.
Quelques bouchées plus tard, comme s’il avait eu besoin de reprendre son élan :
– Les cours… c’est très long. Je n’arrive pas à me concentrer. Très vite, je ne comprends plus rien.
– C’est normal.
– Le pire, c’est l’étude… Ce silence qui me fait peur.
– Si tu travailles, tu oublies l’angoisse.
Il me regarde, énervé. Comme quelqu’un emprisonné dans une cage de verre, qu’on ne pourrait pas entendre.
– Je n’y comprends rien. Je ne sais rien faire. Tous les autres…
Il sanglote doucement et rate les dernières bouchées.
Dans les couloirs, je lui pose la main sur l’épaule et je tente de le rassurer :
– Tu es nouveau, mais tu n’es pas bête. Chaque jour tu feras des progrès. Tous les nouveaux qui débarquent sont comme toi. Nuls, extra-nuls en tout. Et puis cela s’arrange.
– Il paraît qu’on peut nous priver de nourriture quand on ne travaille pas.
– Ça arrive à ceux qui y mettent de la mauvaise volonté, mais si tu fais des efforts, tu seras soutenu et personne ne te reprochera rien. Je pourrai demander le droit de t’aider, aussi.
– C’est vrai ?
– Des grands qui soutiennent des petits pendant l’étude, c’est assez courant.
Marcus et Octavius me rejoignent près des lavabos.
– Alors, on continue l’élevage du petit poussin ? lance Marcus.
– Rigolez, les gars… Bientôt, ce sera votre tour.
Ce soir, Crassus se borde tout seul. Il me demande tout de même de vérifier. Je lis dans ses yeux que quelque chose le tracasse. Il hésite puis se lance :
– Pour mon manteau…
– Oui ?
– Y en a qui m’ont dit que…
Je l’interromps brutalement. Il m’énerve avec sa peau de rat.
– Parce que tu ne me fais pas confiance ?
– Si, bien sûr…
– Alors, dors et n’en parle plus.
Chapitre 3
Aujourd’hui, nous sommes à la moitié de l’initiation de Crassus. Il s’habitue. Comme prévu, le brouillard se dissipe pendant les cours. Je vais bientôt pouvoir l’abandonner lors de l’étude. Ce cours de soutien m’empêche de participer aux activités de la fin d’après-midi car mon travail personnel doit être terminé et visé par les César avant que je puisse rejoindre mon protégé. J’étudie donc tout seul dans la salle, bercé par les cris énervés de mes camarades se livrant aux délices de la compétition à quelques pas de là.
J’aimerais tellement retourner jouer à l’inche. Ils vont finir par me remplacer tout à fait au poste de placeur. Pour l’instant, je sais que ceux qui se sont lancés ont échoué, l’un a eu le bras cassé, un autre a supplié ses partenaires de le remettre à l’arrière. Il était complètement perdu et se sentait grandement responsable des défaites. Presque chaque jour, un de mes coéquipiers m’aborde dans les couloirs pour me demander la date de ma reprise.
– Bientôt, très bientôt, les gars.
Crassus s’est mis à l’inche. Il a compris qu’on peut survivre, qu’un traumatisme crânien vous met sur la touche une semaine mais ne vous empêche pas d’avoir envie d’y retourner. Il sait qu’il doit s’endurcir pour résister ici. Apprendre à obéir, c’est bon pour éviter les problèmes avec les César, mais pas pour éviter ceux que les enfants se créent entre eux. Crassus a des dispositions pour passer au travers des ennuis, il est malin. Il a ça dans le sang. J’éprouve pour ce trait de caractère un mélange de dégoût et d’admiration. On gagne toujours au détriment des autres. Il sera parfait pour la Maison.
– Course-purée… Il va y avoir une course-purée. C’est quoi encore, ce truc ? interroge mon protégé. Ça fait mal ?
– Non, c’est un petit spectacle clandestin, juste pour se distraire.
– Tu m’expliques ?
– Deux enfants de même couleur, assis l’un en face de l’autre, entourés de leurs intimes qui font écran, se défient pendant le repas. Au moment où César donnera l’autorisation de manger à tout le réfectoire, ils vont tenter de vider leur assiette en enfournant à chaque bouchée la plus grosse quantité de bouffe possible. La partie s’arrête quand l’assiette est parfaitement récurée.
– C’est rigolo !
– Et interdit aussi. Si les César repèrent des taches suspectes sur ton uniforme, tu es bon pour le frigo. Pour éviter ce genre de traces, certains se défient à l’eau, mais vu les quantités qu’ils peuvent boire, beaucoup se sont rendus malades pour de vrai. Au fait, tu sais qui sont les compétiteurs ?