Notre groupe des survivants se scinde petit à petit en deux, sans qu'on l'ait consciemment décidé. Peut-être est-ce l'habitude acquise à la Maison de rester entre enfants de la même couleur, mais les anciens Violets ne nous adressent bientôt plus la parole, sauf quand les circonstances les y obligent. Certains, comme Brutus, avaient pourtant participé activement à la révolte avec nous. Un matin, je l'aborde sur la grève avant une pêche aux crabes:
- Brutus, pourquoi tu m'évites?
- C'est comme ça, c'est tout.
- Non, j'aimerais comprendre. S'il te plaît. Explique-moi. Fais-le au nom de notre amitié passée.
Il marque un temps avant de répondre. Son visage est grave et je le sens ému.
- Après la bataille, nous avons vécu l'enfer, et toi, Méto, tu n'étais pas là pour nous protéger. Je ne suis pas le seul des anciens Violets à regretter la Maison. Nous n'aurions jamais dû t'écouter et te laisser décider à notre place de notre existence. À cause de toi, Cornélius... est mort, tué pendant la bataille.
Il reprend son souffle, visiblement au bord des larmes, et ajoute d'une voix sourde:
- Alors maintenant, laisse-nous en paix, Méto. Oublie-nous.
Je voudrais le prendre dans mes bras mais il me tourne le dos et retourne près de ses copains.
C'est Radzel qui semble avoir été désigné pour nous initier. Son ton condescendant nous insupporte mais nous sommes contents d'être enfin informés. Il nous apprend, à notre grande surprise et pour notre plus grand soulagement, que les Oreilles coupées se lavent parfois:
- Il est en revanche interdit de laver les vêtements qui doivent garder l'odeur corporelle de chacun pour des raisons évidentes de sécurité. Dans les combats nocturnes ou dans les grottes, c'est un des seuls moyens de se reconnaître. Je précise tout de même que les sous-vêtements peuvent être nettoyés aussi souvent que vous le désirez. Mais apprenez à les cacher quand ils sèchent, car c'est comme cela que les fainéants, comme moi, font leur lessive. On vole aussi beaucoup de linge neuf dans les campements.
- C'est pour ça qu'on nous a empêchés de nous laver pendant tout ce temps? s'insurge Marcus.
- Oui, vous deviez d'abord imprégner vos vêtements. Un bon mois est une durée raisonnable pour que ce soit efficace. Et, surtout, l'endroit où sont situées les douches jouxte la frontière et on ne pouvait y emmener des traîtres potentiels.
- On pourra y aller quand?
- Peut-être cette nuit. Je vais en parler au Premier cercle.
- Qu'est devenu Toutèche?
- Vous le reverrez bientôt. Je ne sais pas si vous pourrez facilement le reconnaître. Il ressemble à un nouveau-né, précise-t-il en ricanant, sans que nous comprenions ce qu'il veut dire.
Je m'attends au pire.
Juste après le repas, à la nuit tombée, un Chevelu nommé Denrar vient nous chercher.
- Alors, les Petits, on a besoin de sentir bon? Nous allons d'abord chercher le matérieclass="underline" du savon, une serviette et même des slips, des chaussettes et des maillots propres! Dès que nous serons dehors, il sera très important de garder le silence et de laisser un espace de deux ou trois mètres entre vous. Nous pouvons être la cible d'un tireur isolé. Sur place, vous pourrez vous détendre car la zone des douches est surveillée en permanence par nos guetteurs et a priori on ne risque rien. Mais rappelez-vous que l'ennemi est rusé. Certains sont morts d'un excès d'hygiène, précise-t-il avec un petit sourire ironique.
Nous le suivons sans mot dire. Après avoir quitté la grotte, nous empruntons d'abord un chemin étroit à flanc de falaise. Lorsque nous croisons des Chevelus, nous devons nous plaquer contre la paroi pour les laisser passer. Le sentier s'élargit ensuite quand nous traversons une petite clairière encombrée d'arbres couchés, qu'il faut enjamber. Nous descendons enfin le long d'une seconde paroi jusqu'à un large surplomb qui sert d'abri. Notre guide désigne du doigt six d'entre nous. Nous nous déshabillons et empilons notre linge crasseux à nos pieds. Juste ceints de nos serviettes, nous suivons ensuite le Chevelu pendant une trentaine de mètres. La terre, à cet endroit, semble plus dure. Denrar s'accroupit et se met à balayer avec ses mains des branches qui jonchent le sol. Nous découvrons bientôt des planches de bois assemblées formant une terrasse. Denrar s'est glissé sous la plate-forme et nous l'entendons tourner un robinet qui grince un peu. L'eau froide nous éclabousse soudain comme une pluie puissante. Je n'ai pas compris d'où elle sort et ne suis que partiellement mouillé. Je me frotte énergiquement avec mon savon en évitant ma cicatrice encore sensible. Le jet nous asperge de nouveau, moins fort mais un peu plus longtemps. Je me décale légèrement vers la droite pour mieux profiter du rinçage. Denrar coupe l'eau. Nous nous essuyons et remettons nos chaussures avant de retourner vers l'abri où nos camarades guettent notre retour pour prendre notre place. Nous nous rhabillons en silence. Je prends une grande inspiration avant de remettre, écœuré, ma chemise et mon pantalon sales. L'opération aura duré moins de cinq minutes.
De retour dans la grotte, chacun fait le point sur ce qu'il a perdu dans le noir: un slip pour l'un, une ou deux chaussettes pour d'autres.
- Il faudra apprendre à mieux vous organiser, annonce Denrar. Vous serez encore guidés la prochaine fois mais ce sera la dernière. N'oubliez pas qu'il est interdit d'aller se doucher à moins de quatre, le risque est trop grand. Beaucoup ne sont jamais revenus.
Même si la crasse n'a pas complètement disparu et que certaines parties de mon corps me démangent encore un peu, je sens que je vais mieux dormir.
Ce matin, lorsque nous le voyons, nous comprenons le sens de l'expression "nouveau-né" employée par Radzel pour qualifier l'apparence de Toutèche: il est entièrement rasé et, quand il soulève ses lèvres, on ne voit plus rien. Une colle brunâtre a été passée sur ses gencives et ses dents. Il ne peut plus écarter les mâchoires. Un trou circulaire a été percé au centre pour faire passer une paille. Radzel nous précise, avec un petit sourire en coin, que la "muselière" est la punition prévue pour ceux qui mettent en danger la sécurité du groupe en parlant trop, malgré les consignes strictes. La durée de la peine dépend de la quantité de matière utilisée, sachant que le seul moyen de s'en débarrasser est de produire un maximum de salive et d'user la colle en frottant avec sa langue. Cela peut prendre deux à trois semaines pour tout éliminer.
- Il va en baver, conclut-il, goguenard.
Il est très fier de son jeu de mots qu'il a dû préparer. J'interviens:
- Et le crâne et la barbe rasés? C'est pour l'humilier?
- Non, pas seulement. Vous verrez vite qu'ici les membres les plus importants portent le poil long. C'est signe de courage et d'ancienneté. Car, dans le combat, on s'attrape par tout ce qui dépasse. Plus vous êtes sûr de votre force, plus vous offrez de prises à l'adversaire. Les trouillards aux cheveux courts et les enfants ne font pas partie du jeu.
- Cela veut dire que Toutèche reprend tout à zéro?
- Tu as bien compris. Vous allez pouvoir profiter de sa "conversation" car il ne pourra rejoindre son clan qu'à l'issue de sa peine.
Il nous sourit comme s'il nous voulait ses complices. Nos regards marquent plutôt la stupeur ou le dégoût devant tant de cruauté. À peine s'est-il éloigné que nous nous précipitons pour entourer Toutèche. Marcus bredouille, troublé:
- C'est de ma faute. Excuse-moi.
Le puni fait non de la tête. Ses yeux se veulent rassurants mais ils ont perdu cette expression que j'aimais tant. Je ne serai jamais du côté de ses bourreaux, même s'ils nous ont sauvé la vie. Je me promets de régler notre dette au plus vite et de les quitter.
Nous partons travailler sur la plage. Aujourd'hui, nous devons rechercher des appâts pour la pêche: des petits poissons, des vers, des crustacés... Notre groupe se disperse pour explorer les rochers découverts à marée basse. Dans une flaque d'eau, je trouve deux oiseaux morts. Je demande à Tordu si leur chair est comestible. Il s'approche et me demande: