- Tu ne les as pas touchés?
- Non.
- C'est mieux. Ils ont les yeux blancs, tu vois. Ils sont morts infectés. Je vais les rapporter à la grotte, on me dira si c'est grave.
Au moment du déjeuner, les Plageurs se rassemblent à l'écart. Ils semblent troublés par le phénomène, comme s'il leur rappelait quelque chose.
Toutèche profite de la pause pour communiquer avec nous en écrivant sur le sable. Il veut absolument rassurer Marcus. Cette punition couvait depuis plusieurs mois. Il l'analyse comme une vengeance d'un des clans qui composent la communauté. Depuis sa victoire au combat contre un certain Nacofu, les autres voulaient sa peau. Notre nouvel ami savait qu'ils trouveraient un moyen de le piéger tôt ou tard. Il reviendra plus fort et prendra sa revanche.
Notre découverte du matin entraîne notre convocation, à Claudius et à moi, au sein du Premier cercle.
- Demain, commence Nairgels, vous ratisserez toute la côte. Il faut éviter que le reste de la chaîne alimentaire ne soit contaminé. Vous brûlerez les cadavres. Vérifiez bien que tout le monde mette des gants. Les Plageurs sont un peu suicidaires, ils négligent souvent les règles de sécurité.
- Et... la Maison... comment être sûrs que les enfants ne seront pas intoxiqués non plus? ose demander Claudius.
- Ils seront prévenus. C'est prévu.
Comme il semble dans de bonnes dispositions, je me lance:
- Comment faites-vous pour communiquer avec eux?
- Tu es bien curieux! Mais, après tout, ce renseignement n'est pas confidentiel. Dans ce cas précis, on va catapulter un oiseau mort lesté d'une pierre gravée contre une des baies vitrées. On fera ça demain dans la matinée, quand les enfants seront réveillés.
- Et vous savez ce qu'ils ont fait aux Petits après notre évasion?
- Tu connais leurs méthodes? Ils ont désigné quelques coupables au hasard pour en faire des exemples. Autre chose?
- Nairgels, je voulais te parler des objets que je transportais à mon arrivée et qui ont été confisqués.
- Je sais de quoi tu parles. Je crois qu'ils sont plus à leur place entre nos mains.
- Je pense que je pourrais vous être utile pour ouvrir le classeur gris, enfin, si vous voulez.
- Explique.
- C'est-à-dire que... je sais déjà comment il ne faut pas faire.
- Nous en reparlerons. Allez dormir et n'oubliez pas ce que je vous ai dit.
Ce matin, Marcus marche en silence près de moi. Je sens qu'il va me demander quelque chose.
- Méto, je sais que tu as compris beaucoup de choses sur les mystères de la Maison, mais tu ne m'as jamais raconté. Quand tu voulais, j'avais peur, ensuite, pendant la révolte, nous n'avions pas le temps, et après la bataille nous avons été séparés...
- Je peux te dire ce que je sais, ou plus précisément ce dont je suis à peu près sûr. Qu'est-ce que tu veux savoir?
- Pourquoi la Maison est-elle cachée dans un volcan, sur cette île isolée?
- Jove a choisi cet endroit perdu pour se cacher du monde parce qu'il nous a enlevés de force à nos familles et qu'on nous recherche...
- Et depuis tout ce temps, personne ne nous aurait retrouvés?
À cet instant, je comprends que ce que je viens d'énoncer est plus une espérance qu'une vérité objective.
- Et pourquoi avoir créé cette Maison? reprend-il.
- Je crois n'avoir deviné qu'une des raisons qui ont poussé Jove à construire cet endroit. Il me semble qu'il a voulu fabriquer un monde qui soit à l'échelle de ses fils, Romu et Rémus, qui ont gardé, malgré les années, leurs corps d'enfants. Jove voulait peut-être qu'ils ne souffrent pas trop de leurs différences.
- Toutes ces douleurs supportées par des centaines d'enfants depuis si longtemps pour les deux siens!
- Sans doute.
- Mais pourquoi a-t-il enfermé Romu au frigo pendant toutes ces années?
- Romu a dû très vite comprendre qu'il vivait dans le mensonge; il a dû menacer de tout révéler à son frère ou peut-être a-t-il cherché à s'enfuir.
- Tu penses que Rémus est encore dupe?
- Oui. Il a une intelligence et une maturité qui ne correspondent même pas à sa taille. C'est encore un petit garçon dans sa tête. Je crois qu'il n'a jamais douté.
- Mais, d'après toi, ça n'explique qu'en partie l'existence de la Maison?
- Oui. Si c'était pour donner le change à ses fils, une dizaine d'enfants, un précepteur, quelques aides dans un lieu un peu à l'écart auraient suffi, tu ne penses pas? C'est trop grand, tout ça. Pourquoi soixante-quatre enfants, des dizaines de gardes et de serviteurs? Pourquoi tolérer, voire peut-être protéger la vie de dizaines d'Oreilles coupées qui se nourrissent grâce à la Maison? Et je ne te parle que de la partie que nous connaissons car, derrière ces portes closes, combien de personnes travaillent dans les laboratoires, à l'hôpital et dans plein d'autres endroits dont nous ignorons l'existence!
Nous arrivons sur le lieu du ramassage. Chacun enfile ses gants. Tordu constitue des groupes et nous assigne des zones à explorer. Je fais équipe avec Titus et un Plageur dont je ne connais pas le nom. Peut-être est-il muet car il utilise un langage uniquement composé de mimiques et de signes. Nous le suivons. La récolte s'avère importante. Nous trouvons des oiseaux piégés entre les rochers par paquets. Certains ne sont pas morts. Notre guide les achève à coups de botte. Nous écrasons au passage, par précaution, tous les crustacés attirés par les cadavres. Quand nous rejoignons les autres, je vois Marcus, à l'écart, qui me fixe. Je m'approche de lui. Il m'attendait et souhaite que nous restions discrets.
- Tout à l'heure, quand j'explorais une grotte, j'ai entendu une voix de petit enfant qui criait. Elle semblait venir du plus profond de la caverne. J'ai appelé ceux qui m'accompagnaient. Mais au moment où ils se rapprochaient de moi, la voix s'est tue. J'ai fini par croire, comme un Plageur me le suggérait, que c'était un simple écho et que je m'étais trompé. Mais quand les autres se sont éloignés, ça a recommencé et, là, c'était plus précis.
- Tu as compris ce qu'elle disait?
- Je ne sais pas si tu vas me croire. On m'appelait par mon prénom.
- Qu'est-ce que tu as entendu au juste?
- "Olive! Olive, viens me voir!"
- Tu es sûr?
Le visage de mon camarade ne présente aucun signe de doute. Je suis troublé. Marcus est persuadé qu'Olivier est son vrai prénom, celui qu'il portait avant son entrée dans la Maison. Je m'apprête à poser la seule question qui pourrait expliquer une partie de ce mystère, mais il me devance:
- Il n'y a que toi qui saches mon vrai prénom, Méto.
- Et après, tu n'as pas tenté de te rapprocher de la voix?
- J'ai essayé mais Titus m'a fait signe de revenir, m'expliquant que les oiseaux ne nichaient pas si loin et qu'il était l'heure de rejoindre le grand groupe. Je voudrais y retourner avec toi.
Avant que j'aie le temps de répondre, je sens les regards de tous nos compagnons qui convergent sur nous. Nos confidences commencent à intriguer. Je souris et nous retournons nous mêler aux autres.
Titus nous interpelle:
- Vous parliez de quoi?
- On s'interrogeait sur cette maladie, dis-je, son origine, sa dangerosité. Disons qu'on est inquiets.
- On doit faire confiance aux Anciens. Ils savent ce qu'ils font, assure-t-il.
- C'est ça, c'est ça, ajoute le chef des Plageurs sur un ton peu convaincu, faites confiance aux Anciens. Bien, tout le monde m'écoute? Avant de manger, nous allons réunir du bois pour brûler toutes les bêtes. Ne vous éloignez pas trop et restez à plusieurs. On se retrouve dans un quart d'heure.