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Octavius soulève ses lèvres et nous montre ses dents du haut. À la limite avec les gencives, un cordon marron irrégulier est fixé sur l'émail. Il passe sa langue dessus en souriant. Toutèche semble convaincu.

Marcus revient dans l'après-midi; il a l'air presque joyeux, comme s'il avait réussi à jouer un bon tour à quelqu'un. Moi qui avais peur que ces brutes ne le terrorisent ou ne le frappent, j'ai le pressentiment que cela cache quelque chose. Il vient me rejoindre près du bûcher. Je demande:

- Tout s'est bien passé?

- Oui, ils n'ont pas mis mon témoignage en doute. Ils m'ont fait répéter chaque mot pour qu'ils puissent retranscrire le récit de cet épisode, que j'ai dû signer. Ils m'ont indiqué qu'ils allaient faire fouiller les grottes pour retrouver des indices. Ils voulaient surtout être sûrs que je n'irais pas faire une bêtise tout seul, alors je les ai rassurés.

- Tu n'iras pas?

- Non, je n'irai pas... tout seul. Je leur ai même promis et juré.

Il scrute mon visage à la recherche d'une réaction et ajoute:

- Je n'irai pas tout seul puisque tu viendras.

Et Marcus part dans un grand éclat de rire. Malheureusement, je sais qu'il ne plaisante pas. Je connais son esprit buté. Je me souviens qu'à la Maison, il refusait de me parler des jours entiers parce que je prenais trop de risques. Ce qui le rendait totalement inoffensif jusqu'à maintenant, c'était la peur. Mais comme il a survécu à la révolte, il se croit désormais invincible. Les chefs du Premier cercle ont dû déjà tout lui expliquer et mes arguments risquent eux aussi de tomber à plat. Je tente néanmoins de le faire changer d'avis:

- As-tu réfléchi à ce qui t'est arrivé pendant la bataille? À ta perte de connaissance probablement due à une injection? Ils ont déjà, à ce moment-là, essayé de te récupérer. Je crois qu'ils ont été surpris que tu t'évades avec nous car c'est eux qui ont tout fait pendant des années pour te rendre peureux. Je suis persuadé que tu représentes beaucoup pour Jove et ses amis.

Son visage devient grave. Je suis content qu'il n'ait pas balayé mon raisonnement d'un revers de la main. Mais je sais que la partie n'est pas gagnée pour autant. Il me glisse avant de s'éloigner:

- On en reparlera un peu plus tard.

À la nuit tombée, pour la première fois, nous sommes invités à nous approcher du feu de bois. C'est un rituel que nous observions de loin jusqu'à maintenant. Tous les clans sont présents et discutent chacun dans son coin. Nous écoutons les conversations sans toujours bien les comprendre. Quelques Chevelus s'écartent bientôt de leur groupe pour s'entraîner aux différents types de lutte. J'assiste à un combat sur échelles. Les deux adversaires se font face pendant plusieurs secondes. Ils déterminent ensemble le moment de l'affrontement. Les deux échelles sont plantées à environ deux mètres de distance. Chaque combattant grimpe quelques barreaux et vient violemment percuter l'autre en se projetant vers l'avant. La lutte s'engage alors à coups de tête, de poing et de pied. Chacun cherche à déséquilibrer son adversaire et à le jeter par terre. Ceux que je regarde finissent ensemble dans la poussière. Ils se relèvent, se prennent dans les bras et se congratulent. L'un des deux est désigné vainqueur, peut-être parce qu'il a touché terre quelques secondes après l'autre. En les voyant côte à côte, je distingue mieux les ressemblances dans leurs accoutrements. Ils portent le même signe, sur leur visage et leurs vêtements: deux petits triangles dont les angles les plus aigus pointent vers le bas, semblables aux crocs d'un fauve. Le premier s'appelle Ganeslir. C'est lui qui est venu secouer mon lit quand j'étais seul et abandonné dans le noir. Son copain se nomme Slirgena. Ces noms sont composés avec les mêmes lettres, comme deux autres noms dont je me souviens, qui étaient gravés sur le mur près des visages déformés: Relignas, Ligarnes. Si je remets les lettres dans l'ordre, je dois pouvoir reconstituer le mot d'origine. "Sanglier"! C'est donc le clan des Sangliers. Je sais que bientôt je décrypterai les autres.

Des combats s'engagent maintenant autour de bassines d'eau sale. Les gars s'empoignent par les nattes ou les barbes et essaient de se contraindre mutuellement à boire la tasse. Mes copains ne semblent pas se lasser de ces spectacles. Moi, je cherche un visage familier qui pourrait m'accueillir dans son cercle de discussion. Je n'aperçois que l'ancien monstre-soldat que j'ai rencontré le jour où j'ai découvert le "mur des grimaces". Il se tient un peu à l'écart, appuyé à une paroi. Je décide de l'aborder:

- Je peux m'asseoir près de toi?

- Si tu n'as plus peur de moi, Méto, sois le bienvenu. Mon nom est Affre.

- Et tu n'appartiens à aucun clan?

- Tu as déjà déduit ça? J'avais entendu que tu savais réfléchir, on ne s'était pas trompé. Je sais aussi que tu aimes beaucoup poser des questions.

- J'aime surtout comprendre.

- Et tu t'intéresses aux autres. Tu as donc sans doute compris que certains membres de cette communauté étaient hors cercle. La plupart du temps, cela résulte d'un choix individuel. Lassé, ou incapable, pour cause de blessures, de conserver son rang dans la hiérarchie, on se met hors-jeu. On est alors seulement toléré au vu des services rendus par le passé. On perd son nom d'initié, qui sera libre pour un autre, ainsi que son droit de vote aux assemblées. Je parlerai volontiers avec toi une autre fois mais il est temps que je regagne ma couche. Je me fatigue très vite à mon âge. Mon corps devient soudain si douloureux qu'il m'empêche même de réfléchir. Ah oui, j'allais oublier, s'il te prenait l'envie de faire une bêtise...

- Pourquoi ferais-je une bêtise?

- Tout le monde ressent le besoin de prendre des risques inconsidérés, le plus souvent pour de nobles sentiments, comme l'amitié ou la fidélité. Donc, si un jour tu vois que tu vas passer à l'acte, n'hésite pas à m'en parler avant. J'ai beaucoup d'expérience dans ce domaine et je pourrai sans doute t'aider. Bonsoir, Méto.

- Bonsoir, Affre.

Revenus dans nos trous, nous attendons que le silence s'installe pour aider Toutèche à tester l'idée d'Octavius. Il appartient au clan des Chouettes, ce qui paraît normal pour un guetteur. Heureusement, son alvéole n'est pas trop éloignée des nôtres. C'est Octavius et moi qui aiderons notre nouvel ami pour cette première opération, Marcus et Claudius restant sur place pour surveiller le sommeil de Titus ou de tout autre curieux. Je repense à ma discussion avec Marcus. Je doute de lui faire entendre raison. Ce qui me rassure, c'est qu'il ne tentera rien sans moi. Je trouverai des moyens de retarder le plus possible cette aventure. Et Affre? Puis-je lui faire confiance? Il semble si bien me connaître. C'est un peu comme s'il savait lire en moi. Cela en serait presque effrayant s'il n'avait ce regard doux et franc.

Octavius me presse le poignet. C'est l'heure d'y aller. Nous nous plaquons contre la paroi et rejoignons Toutèche. Octavius grimpe dans l'alvéole qui se trouve à deux mètres de hauteur. Je reste sur l'échelle et assure l'éclairage. Mon copain tire de ses poches une tasse en métal et une petite gourde, une cuillère à soupe et un canif. Il entreprend d'abord d'entamer la pâte au ras de la gencive inférieure de Toutèche, qui émet bientôt un petit gémissement et saisit l'instrument pour finir le travail lui-même. Il n'y arrive qu'au bout de longues minutes, non sans avoir souffert. À plusieurs reprises, de ses paupières crispées s'échappent des larmes. Octavius verse le contenu de la gourde dans la tasse et Toutèche met sa muselière à tremper. Il respire profondément avant de parler:

- Merci d'être venus, dit-il en se tordant la bouche. Rendez-vous dans six heures pour refaire la soudure. Bonne nuit. Attendez...