Il passe la tête à l'extérieur de l'alvéole et tend l'oreille. Il me fait signe de les rejoindre dans sa couchette. Une clameur s'amplifie doucement. Des gars sont en marche. Ils crient des phrases dont je ne parviens pas à saisir le sens. Quand ils se rapprochent, Toutèche nous plaque contre la paroi du fond. Il ne faudrait pas qu'on nous découvre là, on suspecterait un complot et la tricherie de notre compagnon serait peut-être dévoilée au grand jour. Ils sont une vingtaine à s'agiter et vociférer. Après quelques minutes d'attente, Toutèche chuchote:
- Ils sont partis à la chasse à l'enfant.
J'ai le sentiment d'avoir à peine fermé l'œil quand Claudius me réveille discrètement. Lorsque je le retrouve en bas de l'échelle, Octavius semble un peu soucieux. Toutèche nous accueille chez lui avec un large sourire. Il tient dans la main gauche la plaque de pâte qui semble s'être un peu affinée. Nous reprenons nos positions de la veille. Octavius sort une pincée de sucre de sa poche et la dépose dans la cuillère. Toutèche crache dedans. Je me retiens de rire. En quelques secondes, la flamme de la lampe fait son effet et un liquide marron apparaît comme par magie. Octavius verse délicatement le mélange sur l'intérieur de la muselière et, après une dizaine de secondes d'attente, la tend à notre ami guetteur qui la replace contre ses dents. Nous l'observons, un peu anxieux. Après quelques mouvements de lèvres, il lève son pouce en signe de victoire. Octavius et moi ouvrons la bouche en grand pour faire mine de crier notre joie puis nous regagnons nos couchettes afin de profiter de quelques instants de repos avant le lever du jour.
Sur le chemin de la plage, Claudius nous raconte ce qu'il a entendu au sujet de l'expédition de la nuit:
- Ils l'ont cherché pendant deux heures mais ils n'ont rien trouvé. Ils semblent penser qu'il n'y a jamais eu d'enfant et que le renseignement était bidon, ou bien que l'enfant aurait été prévenu de leurs intentions. Dans les deux cas, ils nous ont à l'œil.
Il se tourne vers Marcus qui ne réagit pas. Je profite des quelques minutes qui nous restent pour informer mes copains de ce que j'ai appris de l'ex-monstre-soldat.
- Tu crois que Affre, ça vient d'affreux? demande Octavius. Comme Tordu, qui est un peu bancal?
- Non, je pense que ce nom a une signification que nous ne connaissons pas.
- Et pour les autres clans, tu as trouvé? interroge Claudius.
- Oui, mais à vous de faire l'effort. Si je vous dis: Nadrer, Nardre, Nerdra et Denrar? Allez! Faites marcher votre cerveau!
Piqués au jeu, mes copains se taisent jusqu'à ce qu'on arrive à notre aire de travail.
Je fais équipe avec Marcus qui, comme je le supposais, n'a pas changé d'avis. Il ne veut pas négliger le moindre renseignement qui lui permettrait de revoir un jour sa famille.
Nous passons au milieu de colonies d'oiseaux qui nichent parmi les cailloux à même le sol. Nous sommes accueillis par des piaillements franchement hostiles. Certains volatiles viennent jusqu'à frôler nos crânes avec leurs becs pour nous impressionner. Tordu décide de battre en retraite en nous assurant que ces oiseaux-là ne sont pas contaminés.
- C'est plutôt bon signe, dit-il. Les autres ont dû contracter la maladie ailleurs et sont juste venus mourir ici. C'est peut-être l'île de leur naissance et l'endroit où ils se reproduisaient chaque année.
Nous occupons notre après-midi à ramasser du bois. Marcus m'entraîne discrètement vers ce qu'il appelle la "grotte de sa famille". Il entreprend de la fouiller. Je le regarde faire. Il soulève tous les cailloux à sa portée. Soudain, il se retourne. Il tient un papier à la main qu'il me lit sur-le-champ:
Olive,
Aie confiance. Les autres ne peuvent rien contre nous. À bientôt.
- J'en étais sûr. Figure-toi que j'ai rêvé cette nuit que je rencontrais mon frère, me lance-t-il en sortant.
- Et il ressemblait à quoi?
- À toi! Alors, forcément, ça donne envie de faire sa connaissance!
Maintenant, je sais que je ne pourrai l'éviter, ma fameuse "bêtise", aussi je lui déclare avec calme:
- Donne-moi trois jours pour préparer la rencontre. Quand je rejoins Claudius, son regard est plein de reproches.
- Ne me dis pas que vous y êtes retournés? Tu ne crois pas que nous sommes tous surveillés maintenant?
- S'ils m'interrogent, je dirai que je l'ai convaincu mais qu'il a voulu y retourner une dernière fois.
- Si je comprends bien, il n'a pas renoncé?
- Non, il faut qu'on gagne du temps, mais je ne sais pas comment.
- Il voudra s'y rendre la nuit, c'est ça? Alors, on pourrait le droguer avec des somnifères tous les soirs... comme à la Maison.
Après lui avoir rapporté les paroles d'Affre, je fais part à Claudius de mon intention de retourner demander conseil à l'ancien monstre-soldat. Mon ami n'a pas confiance. Il pense que mon informateur est en mission pour le Premier cercle. Ils l'auraient chargé de découvrir nos secrets en sympathisant avec nous, car ils ont compris qu'ils n'obtiendront rien par la force.
- Et puis, ajoute-t-il, toi qui es si méfiant d'habitude, tu ne trouves pas bizarre d'avoir fait sa rencontre justement le soir de notre convocation devant le Premier cercle?
J'y ai déjà songé, bien entendu, mais mon instinct me dit clairement que cet homme est fiable. Seulement, ça, je ne peux pas l'expliquer à Claudius.
Le soir, pendant le repas, une rumeur circule. Un match d'inche sera organisé le lendemain sur la plage.
Ces rassemblements pouvant mettre en péril la sécurité de tous, les Oreilles coupées essaient de garder la nouvelle secrète le plus longtemps possible. Les gars se réunissent par petits groupes pour mettre au point des stratégies. Je ne pense pas que les matchs opposent des clans car je ne vois pas qui pourrait faire le poids contre les Sangliers, qui regroupent les spécimens les plus impressionnants de la communauté. Je décide de retourner voir Affre. Claudius m'interroge du regard. Je le rassure d'un geste: ce n'est pas ce soir que je vais tout déballer à mon nouvel ami.
- Bonsoir, Affre.
- Bonsoir, Méto. Tu veux que je te parle de la chasse à l'enfant déclenchée par ton ami Marcus? Sache qu'ici ces alertes sont prises très au sérieux. La Maison a plusieurs fois élaboré de savants scénarios qui utilisaient des Petits échappés ou naufragés. La confiance qu'on leur a accordée alors a causé de nombreuses pertes. Maintenant, on se méfie... Un autre problème, peut-être?
- J'ai un copain qui dort très mal. Il doit s'être accoutumé aux somnifères de la Maison. À cause de cela, il est très...
- N'en fais pas trop. Dis simplement que tu as besoin que ton ami dorme.
- Plus précisément, c'est lui qui a besoin de dormir...
- Je crois que c'est un peu la même chose. Le seul endroit où on peut en trouver, c'est dans l'Entre-deux...
- J'y suis allé quand on m'a cru mort, on y soigne les blessés graves mais je sais qu'il s'agit d'un endroit sacré et interdit. On ne doit pas parler de celui qui... Alors j'imagine qu'on ne peut pas lui demander non plus de la poudre pour mon ami.
- En effet, tu devras trouver une autre solution.
- Bonne nuit, Affre.
- À demain, Méto.
Je suis énervé car ce "vieux" ne m'est d'aucun secours. Je vais devoir me débrouiller tout seul. J'ai entendu dire que la porte de l'Entre-deux ne comporte pas de serrure. Que la terreur et le respect qu'inspire cet endroit maintiennent tous les gars à distance. Mais moi, je sais qu'il n'y a rien de magique là-dessous, je l'ai déjà vu, celui qu'ils appellent le Chamane, et je ne suis pas mort pour autant. Je décide d'aller me coucher plus tôt car je dois rattraper ma courte nuit. Toutèche nous a dit qu'il se débrouillerait tout seul. Octavius me rejoint en courant.