- Toi aussi, tu es crevé? Méto, je voulais également te dire que je suis là et que tu peux compter sur moi.
- Je le sais, Octavius. Bonne nuit.
Ce matin, Radzel vient nous avertir que nous devrons préparer le terrain pour le jeu. Il nous explique que la partie change d'emplacement à chaque fois pour éviter que les soldats ne montent un guet-apens. Près des deux tiers de la communauté seront présents. Nous devrons également vérifier le matériel et l'équipement, éventuellement faire des réparations. Même si je n'avais pas imaginé une seconde pouvoir participer, le rôle de serviteurs qu'on nous impose me déplaît. Dans ces moments-là, je comprends mieux Titus et son désir d'être initié au plus vite. Je pense aussi à Optimus et aux autres travailleurs qui nous ont servis chaque jour pendant des années, sans qu'on en prenne vraiment conscience. Ils n'auront pas pu saisir l'occasion de la révolte pour changer de condition. Combien sont morts? Et combien, après de probables punitions, ont retrouvé leur misérable vie?
Marcus profite de la présence de notre guide pour lui demander si on pourrait retourner se doucher.
- Déjà? répond Radzel avec son sourire crispant. J'en parlerai à Denrar.
Nous commençons par récupérer de grands paniers remplis de pièces servant au carapaçonnage. Nous devons vérifier les lanières et en recoudre certaines. Octavius nous fait une démonstration. Nous sommes particulièrement impressionnés par sa dextérité à enfiler le fil dans le chas de l'aiguille. Je me rends compte que je ne m'étais jamais demandé comment on fabriquait ou réparait des vêtements. Installés sous de grands arbres, nous en profitons pour faire le point sur le nom des clans. Claudius commence:
- Alors, notre ami Denrar est un Renard, n'est-ce pas? Leur symbole est une grosse larme. Pourquoi?
- Je crois qu'elle figure la large queue de l'animal. Mais je n'ai pas vérifié.
Octavius se lance:
- Radzel est un Lézard. Une queue en forme de S est leur signe. Toutèche est une Chouette et porte un œil circulaire sur le front. Tu en connais d'autres?
- J'ai eu affaire, avant de vous retrouver, à un Canofu du groupe des Faucons. Leur symbole est un triangle isocèle pointant vers la droite, dont on aurait tracé la médiatrice.
- Tu peux dire un bec d'oiseau, Méto, on comprendra, ajoute Marcus.
Cette remarque amuse mes amis. J'aime les voir joyeux, même quand c'est pour se moquer de moi.
Le match a lieu sur une plage proche de l'entrée principale. Ce sont deux équipes très élargies puisque chacune comporte douze joueurs. Le terrain est tracé en conséquence. Les spectateurs viennent s'agglutiner le long des lignes. Ils font office de murs. Deux paniers cubiques sont accrochés avec des ficelles sur le torse de deux Chevelus placés à chaque extrémité du terrain. Les Oreilles coupées ont revêtu leur équipement, des versions agrandies et rafistolées des modèles de la Maison. Les plus massifs ne sont que partiellement protégés par le carapaçonnage car on aperçoit de nombreux et larges espaces entre les pièces. Pour différencier les équipes, les joueurs arborent un bandeau de couleur. Les Rouges affronteront donc les Noirs.
Le match commence et je comprends vite que les spectateurs ne restent pas inactifs. Dès qu'un joueur se rapproche d'une des limites, des pieds se tendent pour l'atteindre. À l'occasion d'une tentative de tir, le gros qui tenait la petite cage subit une telle pression qu'il se retrouve propulsé sur le terrain. Il est renvoyé violemment par les joueurs à sa place. À la différence du sport pratiqué à la Maison, les actions sont moins lisibles. Les coups sont très violents et le plus souvent totalement gratuits. Des conflits se règlent dans certains coins sans que la partie soit interrompue. Et par qui pourrait-elle l'être? Il n'y a pas d'arbitre. Les Noirs se lèvent soudain pour réclamer un arrêt de jeu aux Rouges. Il y a un blessé à évacuer. C'est le placeur, un certain Èprive. Les spectateurs s'écartent pour le laisser passer. Sans attendre, le match reprend avec un nouveau, imberbe celui-là. Quand il se rapproche de moi, le doute n'est plus permis, c'est Titus. Ils ont recruté Titus! Je me demande si la fierté qu'il doit ressentir d'avoir été choisi n'est pas gâchée, à cet instant, par la terreur. Il s'infiltre dans les lignes adverses. Un énorme Sanglier lui sert de garde du corps. Bientôt, tous deux marquent un temps. Ils ont dû prévoir une tactique. Le gros saisit mon ami et l'envoie avec une force incroyable s'écraser contre les spectateurs. Titus roule à terre puis se dresse en hurlant. La boule lui arrive miraculeusement en pleine tête. Il mord dedans juste avant qu'elle ne touche le sol. Sans regarder, il l'envoie directement dans le panier. Au lieu de se lever pour laisser éclater leur joie, les joueurs se jettent sur Titus pour le recouvrir. On voit alors se construire une pyramide suante et grondante, qui se met à onduler. Après quelques minutes, le paquet se défait. Titus est porté en triomphe par ses camarades. Beaucoup des joueurs toussent ou crachent. Dans cette variante de l'inche, on mange beaucoup de sable.
Les spectateurs font aux gagnants une haie d'honneur vociférante, avant de regagner en courant leurs postes dans la grotte et à ses alentours. Les joueurs se rassemblent pour former une procession jusqu'à la mer. Ils se déshabillent et vont plonger dans l'eau froide en beuglant.
Nous devons, pour notre part, ramasser puis ranger le matériel, classer les pièces de rembourrage et mettre à tremper dans l'eau froide, comme nous l'apprend Octavius, les combinaisons ensanglantées et trempées de sueur. Quand ils repassent, les héros du jour ne nous lancent pas un regard, pas même Titus, tout à son bonheur. Marcus est allé prendre des nouvelles du dénommé Èprive. Il n'a qu'un nez cassé et un traumatisme crânien sans perte de connaissance.
- Autrement dit, presque rien, commente mon ami.
Nous restons un long moment silencieux. Personne ne veut commenter le match qui nous a laissé un goût amer.
- Au fait, Méto, reprend Marcus, Èprive, c'est quel clan?
- Les Vipères. Elles glissent en silence dans les hautes herbes et les rochers, elles nichent parfois dans des trous. Leurs morsures peuvent être mortelles. Tu te rappelles les cours? On en sait des choses, quand même!
- Oui... On sait même comment agir pour freiner la progression du venin vers le cœur.
Denrar passe nous chercher pour la douche finalement autorisée. Cette fois-ci, il nous regarde faire et n'intervient qu'en cas d'erreurs importantes. Claudius ouvre le pas. Il a pris des repères et marche sans hésiter. Je ne crois pas que j'en serais capable. Nous sommes moins nombreux que la première fois. Pourtant, notre guide nous impose de passer en deux groupes. Ceux qui ne se lavent pas doivent être à l'écoute, prêts à intervenir en cas de danger. Pendant que nous attendons les autres, Marcus me glisse à l'oreille:
- Tu as vu que nous sommes situés au-dessus de la "grotte de ma famille"? C'est à peine à quelques dizaines de mètres. On aura une excuse toute trouvée si on se fait surprendre, le jour où on choisira d'y aller.
Je n'ai pas envie de lui répondre. À cet instant, mon ami m'énerve. Je pense déjà à mon expédition du soir et aux risques que je vais prendre pour lui.
De retour dans la grotte, Denrar constate que nous avons fait des progrès car personne ne se plaint d'avoir égaré du linge pendant l'opération.
- C'est bien. Vous êtes mûrs pour y aller seuls la prochaine fois. Mais pensez toujours à avertir quelqu'un de votre sortie. Bonne nuit, les gars.
Dans mon alvéole, j'attends que tous mes copains soient endormis. J'essaie de visualiser le trajet qui me sépare de l'Entre-deux.
C'est le moment: je n'entends plus rien. Si je patiente encore un peu, je risque de m'endormir tout à fait. Je descends doucement de ma couchette et rejoins un des bassins d'eau sale. Je m'en asperge le visage et les bras avant de saupoudrer de la terre sur ma peau. Je rase les murs et m'accroupis aux abords des alvéoles.