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- Titus, comme tu sais tirer, tu vas rester là jusqu'à mon retour. Je vais ramener les Petits ainsi que notre ami. Deux d'entre vous vont le soutenir.

Le chemin du retour nous paraît très long. Nous nous relayons pour aider le blessé. Quand cela est possible, nous le portons. Lorsque nous arrivons à la grotte principale, il semble n'y avoir personne. Notre nouveau guide, le dénommé Choteute, nous entraîne jusqu'à l'Entre-deux. Il s'agenouille devant l'entrée et demande, apeuré:

- Chamane! Chamane, s'il vous plaît! Un frère en souffrance!

Nous attendons quelques longues minutes. Comme rien ne se passe, je pousse du coude le guetteur pour qu'il réitère sa demande. Il met son doigt devant sa bouche pour réclamer le silence et me fait signe de courber l'échine. La lourde porte s'entrouvre. Le Chamane apparaît alors, enveloppé dans son grand manteau. Un tissu dissimule son visage, à l'exception de ses yeux. Son regard fiévreux balaie rapidement notre petite assemblée. Curieusement, sa stature me semble plus imposante que cette nuit. D'un geste bref, il nous invite à transporter le blessé à l'intérieur et se retire. Je tiens Èprive sous les bras et Octavius a saisi ses chevilles. Nous suivons le mystérieux personnage sur quelques mètres à peine. L'endroit me paraît plus sombre aujourd'hui. J'ai l'impression d'être observé, plus précisément d'être reniflé. Quand je tourne la tête pour vérifier, je croise le regard vert du Chamane juste derrière moi, qui lève la main pour me frapper. Je baisse les yeux immédiatement mais n'évite pas la claque sur mon front. Nous posons Èprive sur un lit et nous nous éloignons sans nous retourner. Octavius pousse un cri. Le Chamane lui a arraché quelques cheveux au passage. Soulagés d'être sortis de l'antre, nous soufflons quelques secondes avant de rejoindre les autres.

- La peur que j'ai eue! lâche mon copain. Je n'aimerais pas me retrouver tout seul face à lui.

- Qu'est-ce que tu as fait pour qu'il te tire les cheveux?

- Je n'en sais rien et je ne me voyais pas le lui demander!

Choteute s'éloigne et nous regagnons nos alvéoles en attendant le repas du midi.

Après le déjeuner, un nouveau tuteur, nommé Pirève, est désigné. Sans nous adresser la parole, il nous entraîne d'abord devant une paroi sur laquelle figure une large croix. Deux pelles et deux pioches sont posées à la gauche du dessin. Il nous désigne en touchant mon sternum ainsi que celui de mes trois amis. Puis il indique à Titus et aux Violets de le suivre. Je regarde les autres et saisis une pioche. Je suis pris d'une envie soudaine de frapper. Marcus fait de même. Nous synchronisons nos coups pour ne pas nous blesser. Claudius et Octavius ramassent les pelles et nous regardent en souriant. Au bout de vingt minutes, nous changeons les rôles et déblayons pendant qu'Octavius et Claudius se défoulent contre la paroi. La Vipère repasse et nous indique l'endroit où les gravats doivent être évacués. Notre ouvrage avançant doucement, nous perdons vite notre enthousiasme. Nous terminons la journée épuisés. Nous regrettons déjà la plage.

En passant près de l'Entre-deux, je repense au malaise d'Èprive. Je ne comprends toujours pas qu'il ait décidé de se charger de notre visite dans l'état où il était. Quand j'en parle aux autres, ils trouvent cela tout à fait normal. Claudius m'explique que, chez les Oreilles coupées, on ne doit jamais montrer sa faiblesse. N'importe qui pourrait en profiter pour défier celui qui est mal en point et, en cas de victoire, occuper sa place dans la hiérarchie. Il a voulu sauver sa peau.

Pendant le repas, en mâchant une pomme de terre à la crème, je songe soudain qu'elle a exactement le même goût que celles que nous consommions à la Maison. Et le reste de ce que nous mangeons également. Comme ils connaissent mieux l'île que moi, je demande à mes amis ce qu'ils savent à ce sujet.

- Ils ne volent tout de même pas les repas tout prêts dans les cuisines?

- Je crois t'avoir déjà parlé de notre ami Louche, intervient Claudius. Nous l'avons un peu fréquenté au début de notre séjour ici, quand tu étais dans le noir, entre la vie et la mort. Face à l'hostilité des autres, sa cuisine était notre refuge. Lui ne nous insultait jamais, il tenait même des propos assez vifs sur les Chevelus. On a beaucoup épluché de légumes et également frotté quantité de gamelles pendant cette période. On était tellement bien avec lui et il nous racontait beaucoup d'histoires: cela a fini par agacer les Chevelus qui nous ont envoyés sur la plage où, comme tu l'as remarqué, communiquer est quasiment impossible. Pour revenir à ta question, Louche a été enlevé par les Oreilles coupées pour faire le même travail que celui qu'il effectuait pour les César et les enfants. Il se considère lui-même comme une prise de guerre. Et c'est un très bon cuisinier. Chaque début de semaine, il établit une liste des ingrédients dont il a besoin et les "Chasseurs" lancent des raids pour les lui procurer. Ils chapardent des sacs de légumes près des campements des serviteurs de la Maison, volent des poules et des lapins. Ils vont jusqu'à dévaliser les réserves situées à l'intérieur même de la Maison. Mais ça, tu l'avais déjà compris.

En écoutant ce récit, je ne peux m'empêcher de repenser à l'impressionnante quantité de médicaments qui se trouve dans l'Entre-deux. Ce stock vient lui aussi de la Maison. Cet approvisionnement régulier leur paraît naturel à tous. Mais il ne l'est pas. Je ne saisis toujours pas pourquoi les César ne renforcent pas les serrures. Je les connais, pourtant: quand il s'agit de protéger leurs secrets ou d'empêcher les enfants de circuler la nuit, ils savent déployer des trésors d'imagination et d'efficacité. Je suis sûr que les Oreilles coupées ont leur utilité sur l'île. Ils participent à une sorte d'équilibre. Je n'en perçois pas encore le sens, mais c'est ma conviction. Peut-être servent-ils d'adversaires aux soldats pour s'entraîner en prévision des vraies batailles qui se déroulent sur le continent? Je crois que je ne comprendrai que lorsque j'aurai répondu à cette question qui me travaille depuis ma première conversation, sur l'île, avec Claudius: pourquoi les soldats récupèrent-ils les corps de leurs ennemis à la fin des batailles? Qu'en font-ils après?

Au moment où nous quittons la table, j'aperçois Marcus qui chahute en silence avec Toutèche. Claudius en profite pour me prendre à l'écart et me chuchote à l'oreille:

- J'ai écrasé un cachet entre deux pierres quand nous sommes rentrés, dans mon alvéole. J'ai transporté la poudre dans un morceau de papier plié. Je l'ai versée dans mon verre pendant qu'on mangeait. Tu n'as rien vu de tout cela?

- Non, mon frère. Tu es très doué.

- Méto, j'ai besoin que tu me surveilles ce soir, au cas où je montrerais des signes de fatigue particuliers. Il ne faudrait pas que cela se remarque. On pourrait attirer l'attention des Oreilles coupées ou de notre ami.

- Entendu. J'ai l'impression que tu as mis Toutèche dans la confidence.

- Je lui en ai dit le minimum. Il a déjà eu beaucoup d'ennuis.

- Et puis, en ce moment, on ne risque rien car il est moins bavard.

Nous rions sous cape de cette dernière remarque. Nos copains nous rejoignent. Eux aussi sont souriants. J'essaie d'apercevoir Titus. Nous étions si proches au moment de la rébellion. Désormais, il nous évite. Je le repère au milieu des Sangliers. Comme chaque soir, ses nouveaux camarades répètent des enchaînements de combats en poussant des cris. Leurs frères les encouragent ou les huent, selon l'humeur. Ils font tout pour qu'on les remarque. Les autres clans sont plus discrets. Les Faucons s'entraînent aussi à la lutte, mais par deux et en silence. Les Chouettes, les Vipères et les Renards sont assis en cercle et discutent. Les prises de parole sont ordonnées. Je remarque qu'au sein de chaque groupe l'un des participants est à genoux et tourne sans cesse la tête vers l'extérieur, sans doute par crainte qu'ils soient espionnés et pour donner l'alerte en cas d'attaque.