J'abandonne mes copains pour retrouver Affre qui, comme à son habitude, se tient à l'écart.
- Tu m'avais dit que nous pourrions discuter de nouveau...
- Que veux-tu savoir?
- Comment tu es arrivé ici.
- Je ne suis pas surpris par ta demande. Mais, avant que je ne commence, deux avertissements: d'abord, ne m'interromps pas. garde tes questions pour une autre fois, et puis il faut que je sois honnête avec toi. Je ne te dirai pas tout. Certaines informations ne doivent pas être divulguées en dehors du Premier cercle. Même si je vis aujourd'hui en retrait, je ne peux renier mes engagements de fidélité et de loyauté envers les Oreilles coupées.
Je décide de ne pas contester d'emblée ce dernier point même si je le trouve totalement injustifié. Qui sont-ils pour décider de dire ou de cacher la vérité? Mais je lui suis déjà très reconnaissant qu'il accepte de m'en raconter une partie. Pour le reste, je me réserve le droit de revenir à la charge une autre fois. Il ferme les yeux comme pour mieux se souvenir et se met à raconter d'une voix neutre:
- Je suis né environ six ans avant toi et mes premiers souvenirs remontent à mon entrée à la Maison. J'ai eu la preuve, en allant sur le continent, que les quelques bribes de souvenirs auxquelles je me raccrochais étaient le fait d'une construction artificielle et erronée. Sache que le monde qui nous entoure au-delà de la mer est loin de celui de tes rêves. Mais je n'ai pas le droit de parler de la vie là-bas.
"J'ai passé quatre années à la Maison sans jamais fréquenter le frigo. J'étais le type même du A, de ceux qui ne prennent jamais d'initiative, suivent le troupeau et obéissent aux ordres. Après avoir "craqué", j'ai découvert que deux Maisons cohabitaient dans un même lieu, la deuxième étant le reflet de la première, avec ses dortoirs, ses salles de sport et de classe, et même ses César. Ceux de la deuxième ne m'ont pas menti sur les réalités de notre vie future. Ils m'ont montré l'existence que menaient les serviteurs et les soldats. J'ai observé les premiers, privés de nourriture et de sommeil, se tuer à la tâche. J'ai vu les paillasses poisseuses où ils dormaient quand ils pouvaient, enchaînés les uns aux autres. J'ai découvert l'immense anneau à leur oreille que leur chef saisissait violemment à pleine main, quand ils étaient trop lents. J'ai pu voir aussi, dans l'hôpital, les opérations que subissaient les soldats et la douloureuse rééducation qui s'ensuivait mais, à l'époque, je n'ai voulu retenir que leur vie d'après: les courses à quatre pattes sous les sapins à poursuivre les pillards qui vivaient dans les souterrains, les parties d'inche sans protections, les bagarres sans règles et les énormes quantités de nourriture dont ils disposaient. Leur quotidien ressemblait à un jeu plein de dangers excitants. Nos chefs s'étaient bien gardés de nous parler de ce qu'on nous obligerait à faire sur le continent et des produits qu'on nous forcerait à ingurgiter pour nous rendre moins sensibles à la douleur et aux émotions. Ces substances ont causé la mort prématurée de beaucoup de mes camarades de l'époque, dans des circonstances que j'ai du mal à évoquer encore aujourd'hui. Tu dois également savoir qu'il y avait parmi nous des enfants. Au départ, ils étaient prévus pour la Maison des Petits, mais l'opération qui visait à détruire leur mémoire autobiographique ayant atteint d'autres zones du cerveau, ils étaient incapables d'apprendre. Ils se retrouvaient donc directement soldats. Ces gamins étaient tout spécialement drogués pour devenir des candidats aux missions suicide. Leur conscience réduite les rendait plus manipulables et compensait leur manque de force physique. Ils faisaient peine à voir, mais on n'avait pas le temps de s'attacher à eux car ils mouraient très vite.
- Après les souffrances des opérations de greffes osseuses, quand on a eu la chance qu'elles n'occasionnent aucune complication comme des infections ou des rejets, tous les soldats vivent une période euphorique. On se sent indestructible. Ceux qui n'appartiennent pas à notre troupe baissent la tête sur notre passage, même les César semblent nous craindre. On apprend à manipuler des armes dangereuses, on prend des risques qu'on a plaisir à raconter le soir venu pour épater nos camarades. Mais, progressivement, quand commence le travail pour lequel on a été conçu et entraîné, les choses se gâtent. On voit souffrir ou mourir ses anciens amis et puis, dans les moments de lucidité, on se remémore les actes cruels et inutiles qu'on a trop souvent commis. On s'en serait cru incapable quelques mois plus tôt. Peu à peu, beaucoup de nos frères d'armes adoptent des comportements qui trahissent leur envie d'en finir au plus vite ou bien ils se mettent à surconsommer ce qu'on appelle les drogues de combat. Un jour, j'ai décidé que je m'enfuirais et j'ai eu la chance de rester en vie assez longtemps pour aller jusqu'au bout de mon idée. Je savais qu'une autre existence serait impossible sur le continent. On m'aurait tiré dessus ou lynché avant même que je puisse expliquer que je me rendais. Sur l'île, ma trahison présentait plus d'intérêt. Je pouvais livrer des informations. Mais cela ne s'est pas fait facilement, j'ai dû gagner la confiance des membres du Premier cercle. Ils m'ont imposé de tuer un de mes frères de combat pour leur prouver ma bonne foi. Je l'ai fait sans trop d'arrière-pensées car ma victime m'avait plusieurs fois parlé de son intention de mettre fin à ses jours. Ensuite, j'ai pu débuter une vie nouvelle. Grâce à mes conseils, les Oreilles coupées ont appris à mieux se protéger de ceux de la Maison. Je suis monté dans la hiérarchie petit à petit, jusqu'à occuper le troisième rang. Depuis deux ans, je me suis mis en retrait. Je n'arrivais plus à "chasser" ou à combattre sans mettre en danger les autres car mes os et mes muscles me font terriblement souffrir. Aujourd'hui, je ne pourrais même plus m'enfuir, j'ai des difficultés à rester debout plus d'une heure. Je sens la vieillesse qui me courbe chaque jour un peu plus. J'ai vingt ans, Méto. C'est bientôt la fin pour moi.
Il reste un long moment silencieux, la tête baissée. Je suis bouleversé par son histoire. Je sens qu'il est temps que je parte mais je n'ose le faire avant qu'il ne m'y invite. Il lève enfin son regard et se force à sourire. Il finit par lâcher:
- À demain, Méto. D'ici là, fais attention à toi. Ne prends aucun risque.
Je hoche la tête en me redressant et cours retrouver mes camarades. Je cherche Claudius du regard, je m'en veux de l'avoir laissé si longtemps. Octavius décode mon angoisse:
- Il est allé se coucher. Visiblement, le boulot de taupe l'a épuisé.
Nous repartons vers nos alvéoles. Marcus prend une voix des plus innocente pour me demander:
- Méto, on pourrait aller se doucher et faire un petit détour en rentrant. Qu'en penses-tu?
- Demain, Marcus, demain.
Le matin, quand je me lève, j'aperçois Claudius qui fait les cent pas tout seul le long du mur. Je le rejoins.
- J'ai très bien dormi, me confie-t-il. Le somnifère n'a pas de goût. Je pense que c'est celui qu'on prenait à la Maison. Le temps de réaction au cachet est de trois quarts d'heure.
- Cela me semble parfait.
Il acquiesce et se tourne vers nos amis qui viennent nous saluer. Tous se plaignent des courbatures occasionnées par le travail de la veille.
- On risque de ne pas voir le ciel pendant une semaine, gémit Marcus.
Pirève ne nous laisse pas finir notre repas. Nous devons le suivre sans attendre dans un boyau de la partie est. Heureusement, le matin, nous sommes à l'étayage. C'est plus technique et moins violent. L'après-midi, nous bouchons une issue pour, soi-disant, tromper l'ennemi en cas d'attaque. Nous devons empiler des cailloux, des vieilles planches et cimenter le tout. Puis notre formateur fabrique devant nos yeux impressionnés un enduit imitant, à la perfection, la couleur de la roche alentour. Nous l'appliquons à l'aide de petites spatules. Pour finir,