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Je m'endors à plusieurs reprises, peut-être pas longtemps mais profondément, car on a placé une nouvelle gourde dans ma main, sans que je comprenne comment. C'est la même nourriture qu'hier. Je mange très lentement. Je n'ai que cela à faire. Où sont mes frères? Que vais-je devenir sans eux?

J'essaie de me remémorer les derniers moments que nous avons partagés avant que je ne disparaisse au fond d'un trou sombre.

Je dois repartir du début, au moment où la porte a claqué, nous condamnant à ne plus pouvoir revenir en arrière. Après une vingtaine de mètres dans l'étroit tunnel, nous avons rencontré les premières marches d'un interminable escalier qui nous a entraînés vers la base du volcan. Les marches métalliques étaient courtes et glissantes. Une eau noirâtre gouttait çà et là des parois. Enfin, on a distingué la porte métallique qui nous séparait de l'extérieur. Elle était lourde et grinçait un peu. Titus nous a intimé l'ordre de nous taire absolument et de faire les statues. On l'a vu, avec Tibérius, s'enfoncer dans le noir sans hésiter. Nous retenions notre souffle. Chacun, l'oreille tendue, essayait de décrypter ce qui pouvait se passer là-bas. Nous nous serrions les uns contre les autres pour être moins visibles. Soudain, Maximus, un serviteur, s'est mis à trembler et à respirer en chuintant. Il craquait. L'onde de ses mouvements s'est propagée à tout le groupe. Claudius a alors posé ses mains sur sa tête. Les secousses se sont estompées difficilement. Puis il y a eu le signaclass="underline" trois sifflements brefs. Nos corps n'attendaient que cela et se sont projetés tous ensemble vers l'avant. Une course s'est engagée. On suivait le mouvement sans savoir si le premier dirigeait vraiment la manœuvre. Le groupe s'est étiré de lui-même car beaucoup peinaient à maintenir le rythme. Des serviteurs se sont mis à marcher après quelques dizaines de mètres. Titus et Tibérius nous attendaient sous de jeunes arbres. Titus nous a fait signe d'approcher et de nous accroupir. Avant même que le groupe soit au complet, il a déclaré:

- Nous avons neutralisé le poste de garde. Mais en vous attendant, après les coups de sifflet, nous avons vu des buissons bouger. Nous devons être très prudents. Il s'agit peut-être d'une patrouille partie donner l'alerte.

- Ou des Oreilles coupées qui viennent nous chercher, a suggéré Marcus.

- J'y ai pensé, mais pourquoi seraient-ils repartis? Restons sur nos gardes, sortons nos armes et progressons en silence.

La colonne s'est ébranlée doucement. À peine avions-nous parcouru une centaine de mètres qu'une première balle a sifflé à nos oreilles. La deuxième a arraché un morceau du carapaçonnage de l'épaule de Titus.

- À couvert, et chacun pour sa peau! a hurlé ce dernier.

Combien étaient-ils en face de nous? Des dizaines sans doute. Certains de mes amis hésitaient à bouger et semblaient prêts à renoncer à se battre. C'est alors qu'une voix amplifiée par un mégaphone a retenti:

- Dans votre intérêt, rendez-vous tout de suite!

Trois de nos compagnons se sont levés et ont été abattus immédiatement. Nos adversaires avaient donné le ton, celui d'un combat à la vie ou à la mort. Nous nous sommes dispersés en rampant ou en roulant. Les soldats avaient allumé les puissantes torches fixées à leur casque. Elles illuminaient le décor comme en plein jour. Après avoir dégringolé dans la pente pendant une dizaine de mètres, je me suis remis debout et engagé sur un sentier, suivi de deux camarades. Mais nous arrivions au sommet d'une falaise: il nous fallait rebrousser chemin et affronter nos ennemis. Nous étions sûrs de repartir vers la mort. À cet instant-là, nous avons entendu une immense clameur derrière les lignes des soldats. C'étaient les Oreilles coupées qui venaient à notre secours. Reprenant courage, j'ai armé mon fusil et je suis entré dans la bataille. Le moment était venu pour chacun de montrer sa bravoure. J'ai eu le temps de viser la tête d'un soldat qui s'acharnait sur un serviteur mais comme je m'avançais pour l'achever, j'ai été propulsé par un choc terrible qui m'a écrasé le côté. Je me suis senti chanceler quand... Je me souviens maintenant... Un gros barbu au visage noir de suie m'a poussé dans un buisson d'épines qui cachait un trou dans lequel j'ai disparu, à demi-inconscient.

Cet homme m'a sauvé la vie. J'ai encore en mémoire son regard gris. J'espère que je le reverrai un jour.

On tire sur mon pouce comme si on voulait le casser. Je crie:

- Arrête! Arrête!

- Ouvre les doigts! Je dois récupérer la gourde. Tu es crispé dessus. Allez, lâche!

La voix n'est pas autoritaire mais craintive, presque suppliante. Je desserre mon étreinte peu à peu. Mes dernières phalanges sont durcies et engourdies. Mon visiteur m'effleure les cheveux et me glisse à l'oreille un furtif "merci".

Sa voix peu assurée me fait penser qu'il doit rendre des comptes. Moi qui croyais qu'ici, entre frères révoltés, ils n'avaient pas eu besoin de mettre en place un système hiérarchique fondé sur la peur. Y aurait-il des serviteurs? Quand nous étions devenus les maîtres de la Maison, nous avions essayé d'adopter un modèle de fonctionnement moins dur où chacun pouvait s'épanouir dans l'égalité et le respect de l'autre.

Des rires! J'entends des rires, les premiers depuis si longtemps. Deux gars se poursuivent et s'invectivent. Le premier semble peu enclin à s'amuser.

- Je vais te tuer! crie-t-il.

- Tu sais que c'est interdit de tuer un frère, rigole l'autre.

- Je me débrouillerai pour que ça ait l'air d'un accident.

Ils se rapprochent, me tournent autour. L'un d'eux s'appuie même sur mon lit. Le tissu rêche de son vêtement me frôle l'avant-bras.

- Tu oublies le témoin, lance le poursuivi.

- Ton témoin est aveugle et faible, c'est un Petit de rien du tout qui ne passera peut-être pas la nuit, surtout si on le malmène un peu. Regarde-le! Il est tout effrayé.

Soudain, il pousse violemment mon lit qui bute sur un obstacle, sans doute les genoux de l'autre qui étouffe un petit cri de douleur. Leur odeur à tous deux est presque insoutenable. Je sens la soupe de poisson qui remonte. Ils se font face, cramponnés aux montants opposés. Leurs forces semblent égales car le lit gémit tout en restant en place. Le premier fait mine de lâcher, mais c'est pour mieux pousser ensuite. L'autre cède brutalement, le lit bascule et je me sens partir à la renverse. Je laisse échapper un hurlement de panique. Un instant en déséquilibre, je m'agite pour faire contrepoids. Le lit retombe. Ils semblent s'éloigner. Ma douleur se réveille. C'est comme si on brûlait ma plaie et qu'on appuyait dessus pour que le feu pénètre au plus profond. Je ne peux retenir un violent tremblement qui attise encore plus mon mal. Les deux gars se rapprochent dangereusement. Pétrifié par la peur, je tente de contrôler mes frissons. Mon visage se couvre de sueur. Les voilà qui me sautent par-dessus, provoquant un nuage de poussière. Je suis pris d'une quinte de toux. Le premier trébuche en retombant. Je comprends qu'une lutte similaire à celles de la Maison se déroule maintenant tout près de moi. Une pluie de terre s'abat sur mon visage. Je grimace pour empêcher les particules de rentrer dans mes narines. J'éternue et ma tête part vers l'avant; la ficelle qui m'entrave au niveau de la gorge coupe un instant ma respiration. Je tousse.

D'autres les ont rejoints, j'inhale moins de poussière. Des spectateurs ont dû se placer entre les combattants et le lit, me servant ainsi de paravent. Pourquoi personne n'intervient-il? Peut-être attendent-ils de voir couler du sang.