- J'adore ça, dit-il, comme pour se justifier.
Il profite d'un moment où nos deux amis frappent le mur avec cœur pour m'expliquer pourquoi il s'est endormi si tôt la veille. Il a été obligé de suivre Marcus. Dans un premier temps, ce dernier parlait d'aller prendre une douche mais, après avoir fait quelques dizaines de mètres, il titubait de fatigue. Claudius l'a aidé à remonter dans son lit puis a décidé de ne pas ressortir pour le surveiller. Je lui demande s'il a récupéré tous les cachets dans mon alvéole. Il me répond qu'il n'y a pas touché et a encore quatre nuits en réserve.
En fin de matinée, c'est à son tour de donner des signes de fatigue inhabituels. Il demande à s'asseoir puis se plaint du ventre. Il est pris de spasmes et vomit un peu. Nous appelons Pirève qui nous ordonne de le suivre jusqu'à l'infirmerie.
Le Chevelu qui l'examine est perplexe. Il nous interroge:
- Il a mangé quelque chose de particulier ce matin?
L'infirmier fait des signes à notre tuteur. Ses gestes et son visage expriment son impuissance. L'état de notre ami est trop grave et dépasse ses compétences. Il est, d'après lui, préférable de s'en remettre à l'intervention du Chamane.
Nous devons laisser Claudius à l'entrée. Sentant notre réticence à l'abandonner, Pirève s'approche et nous empoigne fermement pour nous contraindre à quitter les lieux. Soudain, un bras jaillit de l'ombre et tire Claudius vers l'intérieur.
Je me sens coupable d'être là. C'était à moi de me retrouver dans l'Entre-deux. Le chocolat m'était destiné. C'est moi qui ai enfreint la loi. Claudius ne méritait pas ça. Espérons que le sorcier s'apercevra vite de son erreur et l'épargnera.
Avant le repas, je décide d'aller interroger Louche. Connaissant le cuisinier, je ne prends pas de chemin détourné et lui explique que mon ami a été empoisonné. Comme tous les aliments transitent par sa cuisine, je m'attends à une réaction un peu vive: il pourrait croire que je le rends responsable. Sa réponse me montre qu'il n'en est rien:
- C'est possible, dit-il. Comment es-tu sûr qu'il s'agit du chocolat?
- C'est une longue histoire. Pour faire simple, j'ai reçu des menaces et je sais qu'on cherche à m'atteindre. Ce matin, Claudius est tombé malade une heure à peine après avoir mangé ma portion.
- Tu es menacé? Et tu sais par qui?
- Non, enfin peut-être... Louche, pourrais-tu me dire qui, en dehors de toi, approche la nourriture?
- Mes deux aides. Deux pauvres gars rejetés par la Maison, parce que leur cerveau n'a pas supporté les tripatouillages infligés à leur arrivée. Ils sont très dévoués mais aussi très limités dans leurs actions et donc incapables d'empoisonner du chocolat. Bien entendu, le Chamane vient parfois la nuit goûter les produits stockés ici et faire de grands gestes au-dessus. Le matin, il m'arrive de trouver des paquets salement éventrés, que je n'utilise donc pas.
Comme je ne réponds pas, Louche me fixe un instant en grimaçant:
- Ne me dis pas que tu suspectes le Chamane d'être la cause de...
- Non, je pensais à quelqu'un d'autre. Merci pour tout. À bientôt.
- Fais attention à toi. Je ne voudrais pas qu'il arrive malheur à celui qui va peut-être me faire quitter cette maudite île.
Au repas du soir, je parle peu. Marcus approche sa bouche de mon oreille:
- Je renonce à aller dans la grotte.
- Sage décision. Ce soir, sans Claudius, cela n'aurait pas été prudent.
- Tu n'as pas compris, je ne veux plus y aller du tout. Ce qui est arrivé à notre frère aujourd'hui, ton état ce matin, l'épuisement que je ressens chaque soir, tous ces événements ont débuté quand j'ai décidé qu'on retournerait à la grotte. Cette affaire prend une tournure qui me fait peur, Méto. Je commence à percevoir ce que vous essayez de me faire comprendre depuis le début: il s'agit d'une machination.
Je lui serre l'épaule pour lui montrer mon affection. Je suis fier de lui et qu'il arrive enfin à comprendre qu'il avait tort de s'entêter. Je me mets à rêver un instant qu'il l'ait fait quelques jours plus tôt. Claudius serait près de nous et je serais tranquille.
Après le dîner, je retrouve Affre. Je ne veux pas lui parler de mes problèmes. Je viens pour chasser pendant quelques instants l'image de mon ami aux prises avec le Chamane.
- Bonsoir, Affre.
- Bonsoir, Méto, tu sembles fatigué et très inquiet.
Je pourrais lui faire la même remarque. Je vois qu'il fait un réel effort pour maintenir ses yeux ouverts.
- C'est vrai, dis-je, mais je n'ai pas envie de t'expliquer. Peut-être une autre fois.
- Comme tu veux. Mais je serai au courant tôt ou tard. Alors, tu peux peut-être travailler à ma place et me dire ce que tu crois savoir sur les enfants G et E. Je me contenterai de rectifier tes erreurs.
- J'ai raisonné comme pour les A. J'ai trouvé A comme Asservi, qui obéit. Pour G et E, je pense au contraire que certains d'entre eux donnent des ordres... Alors, peut-être que G correspond à Guide. Les César doivent appartenir à cette catégorie. Pour les E, j'ai pensé à Éducateur, comme les professeurs. Mon problème, c'est que je ne peux raisonner que sur les emplois que j'ai rencontrés durant mon séjour à la Maison, mais il y a sans doute un grand nombre de personnes qui exercent des fonctions différentes dans des parties du bâtiment cachées au regard des enfants.
- Tu m'impressionnes, Méto. G comme guide, ça me paraît brillant et c'est l'idée principale. Pour le reste, je vais apporter des corrections. Les professeurs appartiennent aussi au profil G. Ce sont d'anciens César qui ont failli. Qu'ont-ils en commun?
- Un handicap physique dû à une chute, mais pas celle que l'on raconte, pas l'histoire de l'escalade qui a mal tourné. Ce serait plutôt une punition, puisque tu disais qu'ils avaient commis des erreurs.
- Exactement, un César qui manque de sévérité, qui montre par exemple de la sympathie ou de la compassion envers des élèves, perd son statut et doit affronter l'épreuve de la falaise: une marche en plein vent sur un rocher à l'arête fine et irrégulière. Ne pas tomber tient du miracle. La chute entraîne des séquelles visibles qui les désignent à jamais comme des ratés aux yeux des autres.
En l'écoutant, je revois mes professeurs boiteux, aveugles, hémiplégiques, s'affolant quand un élève montrait le moindre signe de rébellion. Ils ne voulaient plus jamais être surpris en position de faiblesse.
- Et les E, alors?
- C'est une caste à part et peu nombreuse. Personne n'est autorisé à leur adresser la parole. Ils continuent à s'exercer physiquement et étudient beaucoup. On les entend souvent s'exprimer dans des langages inconnus. Je sais aussi que certains se rendent parfois sur le continent. Mais pour quelles missions? Je ne l'ai jamais su. Cela te suffira pour ce soir. Je vois que tu as besoin de récupérer; moi aussi. À demain.
En me dirigeant vers mon alvéole, je sens toute la fatigue accumulée durant les dernières vingt-quatre heures s'abattre sur moi. Je peine à regagner ma couche, j'ai des courbatures du cou jusqu'aux mollets. À peine allongé, je m'effondre.
Je me réveille bien avant les autres. Comme je descends l'échelle pour me rendre aux toilettes, je passe près de l'alvéole de Claudius. Il est revenu! J'entends sa respiration régulière. Il semble indemne. Je suis soulagé. Si seulement les choses pouvaient s'arranger un peu!