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Ce matin, je dispose de presque une heure avant le lever. Je ne suis plus fatigué. Je ferme les yeux et laisse mes pensées vagabonder. Je revois Décimus le soir où nous avons quitté la Maison. À moitié endormi, il tentait de comprendre ce que je lui disais. On les abandonnait à leur sort, à la vengeance des soldats. Je suis pratiquement certain qu'il n'a pas entendu la promesse que je lui ai faite avant de lâcher sa main, celle de revenir et de les sauver tous. Comment imaginer aujourd'hui pouvoir tenir cet engagement? Maintenant que nous connaissons les Oreilles coupées et savons que leur unique but est de rester sur l'île en toute sécurité, il paraît clair qu'ils n'organiseront jamais la grande révolte dont j'avais rêvé. Je ne peux compter que sur mes proches.

Claudius est réveillé. Il ne se rappelle rien, n'a aucun souvenir d'être rentré se coucher. Il a dû être l'objet du transport furtif avec défi silencieux. Toutèche nous rejoint pour nous présenter sa bouche grande ouverte. Il garde çà et là, sur les molaires, quelques traces de la plaque. Son châtiment a officiellement pris fin ce matin. Il va pouvoir réintégrer son clan et reprendre son activité de guetteur.

- Je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, les gars, nous déclare-t-il solennellement.

- C'était la moindre des choses, répond Claudius, tout ça est arrivé à cause de nous.

- Seulement pour une petite part, je vous l'ai déjà dit. À bientôt et n'hésitez pas à venir me voir pendant les veillées, je pourrai vous présenter des amis.

Aujourd'hui, le groupe de travail se scinde en trois. Pirève nous explique notre mission. Nous quatre allons travailler en complète autonomie, dans un poste de surveillance isolé. Un endroit dangereux car proche de la frontière, nous précise-t-il. Nous nous y rendrons donc sans escorte, "comme des grands". Mes copains sont euphoriques, car c'est la première fois que les autres nous font confiance. Pour ma part, je trouve cette soudaine liberté un peu suspecte.

- Essayons de faire en sorte que ça ne soit pas notre dernière sortie, déclare Claudius. Soyons très prudents.

Nous avons une feuille avec un plan et des instructions. Octavius porte le sac avec notre repas pour midi, moi celui contenant le matériel de réparation. La progression est lente car il est recommandé de se déplacer uniquement en rampant. Arrivés au bord du trou, nous nous laissons glisser jusqu'au fond. À notre grande surprise, le poste est inoccupé. Nous déplions la feuille pour lire notre mission. Nous devons réparer la cloche d'alerte, fabriquer une nouvelle échelle et creuser, dans la partie droite du trou, une cavité pouvant abriter quatre personnes en cas de pluie. En ouvrant mon sac, nous découvrons que nous ne disposons que d'un marteau, d'une pioche, d'une hachette, d'une scie et de ficelle. Claudius et Octavius, chacun leur tour, en montant sur mes épaules, ressortent du poste. Ils se chargent de trouver du bois pour la construction de l'échelle. Avec Marcus, nous nous occupons de la cloche. Nos copains tardent à revenir. On entend au loin des détonations. Que se passe-t-il là-bas? Nos frères sont-ils en danger? Incapables de nous concentrer sur notre tâche, nous décidons d'arrêter le travail pour les guetter.

Après plus d'une demi-heure d'absence, nos deux amis tombent dans le trou en catastrophe. Ils sont très essoufflés. Octavius a du mal à articuler:

- C'est un piège, on nous tire dessus des deux côtés! Les tirs provenaient surtout de nos amis des grottes. Claudius pense même avoir repéré Titus derrière un des fusils.

- C'est peut-être une épreuve? Peut-être qu'ils ne voulaient pas vous atteindre vraiment, juste tester vos réactions?

- Je n'en suis pas si sûr, intervient Claudius. Regarde ça.

Il défait son casque pour me montrer un impact impressionnant. Le métal est fendu sur une longueur de dix centimètres.

Au fond de notre trou, nous nous sentons malgré tout à l'abri. Décidés à continuer les travaux, nous nous organisons pour alterner les tâches plus ou moins fatigantes. Lorsque l'échelle est terminée, je me porte volontaire pour la tester. Alors que j'aborde la première marche, Marcus me tend un bâton sur lequel il a perché son casque. Je comprends tout de suite son idée et reprends mon ascension en tenant le morceau de bois à bout de bras. À peine celui-ci dépasse-t-il du trou qu'un tir groupé se déclenche, envoyant voler à plusieurs mètres la protection de métal. Nous savons à quoi nous en tenir. Je propose d'attendre la tombée du jour avant d'envisager une nouvelle sortie.

- Je crois qu'Octavius a raison, affirme Marcus en chuchotant, ils veulent vraiment se débarrasser de nous.

Plus question de faire comme si de rien n'était et de continuer à aménager l'abri. Serrés les uns contre les autres dans le coin le plus étroit, nous restons un long moment prostrés sans rien dire. Mais je ne tiens plus:

- Mais qu'est-ce qu'ils veulent, ces salauds? S'amuser? Nous effrayer au risque d'en tuer un?

- Je crois que Radzel et les Lézards sont derrière tout ça, répond Claudius. Comme ils ont compris que nous avons déjoué leur ruse de la grotte et que nous ne les laisserons jamais livrer Marcus à la Maison, ils se vengent et ordonnent aux Sangliers de s'entraîner sur nous, comme si nous n'étions que de vulgaires lapins.

- Mais quel est leur rôle, ici, à ces affreux reptiles? demande Marcus. On dirait qu'ils ont tous les droits, ceux-là! J'avais cru comprendre que les ordres n'émanaient que du Premier cercle. Je l'ai toujours su: ici, c'est pire qu'à la Maison!

Au bout de deux heures, Claudius distribue la nourriture que nous mangeons lentement pour faire passer le temps. Enfin, le soleil se couche. Depuis notre prison à ciel ouvert, nous apercevons les premières étoiles. La chance est de notre côté: cette nuit, la lune n'est pas au rendez-vous. Nous nous extirpons avec une extrême lenteur de notre abri et nous rejoignons en tremblant le premier trou de secours. La distance n'est pas grande mais nous sommes épuisés. Marcus en oublie d'écarter les jambes pour freiner sa chute et tombe lourdement. Il se relève en souriant mais se tient l'épaule gauche. Malgré la fatigue, je sens de nouveau la colère monter en moi. De quel droit jouent-ils avec nos vies? Claudius m'attrape par le bras. Sa voix est calme. Je devrais l'admirer pour ce contrôle qu'il a sur lui-même mais, à cet instant, il m'énerve. Je ne peux pas être comme lui. C'est trop d'efforts.

- Ce qu'ils s'attendent à voir, Méto, c'est cette rage que tu exprimes maintenant. Ils ont tout fait pour la susciter. Essayons de rentrer comme s'il ne s'était rien passé. Ainsi, on leur montrera qu'ils n'ont pas gagné.

Je respire profondément. Je me frappe les joues comme pour me punir. Je sais qu'il a raison.

Nous retournons lentement à la grotte principale, passons devant le clan des Lézards qui semblait nous guetter de loin et baissons la tête pour ne pas trahir nos sentiments. Nous percevons leurs murmures que j'interprète comme une moquerie. Je relève la tête et essaie de sourire. Claudius rigole carrément. Devant son visage hilare, nous partons tous les quatre dans un contagieux fou rire, qui sonne peut-être faux tant il est fort et bruyant. C'est pour nous comme une explosion libératrice. Nous sommes passés si près de la mort.

Après le repas, comme Affre demeure introuvable, nous décidons d'aller nous doucher. Nous rejoignons sur le chemin cinq Vipères et deux Faucons. Marcus regarde avec insistance du côté de la plage; j'espère qu'il ne va pas changer d'avis et nous entraîner dans une expédition suicide. Nous avons eu assez d'émotions pour aujourd'hui. Tandis que nous nous rhabillons, Claudius me fait part de sensations de brûlures occasionnées par le savon tandis qu'il se lavait. Je lui promets de regarder cela au retour. Comme nous repartons, Marcus s'approche de moi et déclare en souriant: