Je comprends enfin pourquoi les portraits de ce que nous appelions entre nous le "mur des grimaces" étaient tordus par la douleur. Je regarde Marcus qui a choisi de fermer les yeux. Ce supplice est interminable. Je me demande comment Titus fait pour reprendre son souffle.
Il se relève enfin, crache un peu puis lève les bras en signe de victoire. Il est alors porté en triomphe par les siens dans une immense clameur. Je n'envie pas une seconde son bonheur. Autour de moi, hormis chez mes trois camarades, c'est la joie qui domine. Même Toutèche semble partager la liesse générale et sourit. Il nous explique que les Sangliers vont maintenant dessiner sur le front, le torse, le dos et les bras de Titus la lettre S. S comme Solidarité, Soumission, Souvenir, Secret, Sédentarité.
- Et comme Sadisme et Saloperie, ne peut se retenir Marcus. Moi aussi, je vais m'enfuir de cette île de tarés.
- Qu'est-ce que tu viens de dire, Petit? s'exclame un Lézard qui s'est faufilé près de nous sans qu'on le remarque.
Avant même que nous ayons le temps de réagir, il envoie son poing dans la figure de Marcus. Nous intervenons aussitôt, décidés à partager les coups destinés à notre frère. Il faut frapper fort et rester debout. Heureusement, je m'aperçois vite que nous ne serons pas lynchés par le groupe de nos adversaires, de plus en plus nombreux, car de gros Chevelus s'interposent en criant. Ils nous extirpent de force de la mêlée et nous conduisent devant le Premier cercle.
- Je ne suis pas là pour écouter vos explications, commence Nairgels. Marcus a insulté la communauté. Nous déciderons de sa peine plus tard. En attendant, vous serez privés de nourriture pendant deux jours.
Un barbu me tâte la tête. Il montre aux autres sa main barbouillée de sang. La douleur me parvient seulement maintenant. Ma vision se brouille.
Je reconnais le lieu avant même d'ouvrir les yeux, grâce au calme et à l'odeur si particulière. Je suis dans l'Entre-deux, à la même place que la première fois, près du mur couvert d'étranges écritures. Je sens que mon crâne est entouré d'une bande. Ma tête semble prise dans un étau. Je peine à garder les paupières ouvertes. Je ne suis pas attaché, pourtant je ne peux bouger les membres et ma langue paraît engourdie elle aussi.
Le Chamane est planté devant moi, son visage est couvert de suie. Il porte un large manteau avec une capuche qui lui cache le haut du visage. Il s'en débarrasse et entreprend de défaire les protections d'inche qui modifient sa silhouette. Il ne porte plus qu'une longue chemise qui descend jusqu'aux genoux, avec une fine ceinture de corde à la taille. Il s'écarte de mon champ de vision, j'entends couler de l'eau. Il doit se laver le visage et les mains. Il se penche sur moi. Ses longs cheveux sont détachés. Je sens son odeur, si différente de celle des Chevelus. Et je vois ses muscles pectoraux étrangement gonflés. Dans un éclair, tout le puzzle se reconstitue. Le Chamane est une femme et ce sont ses mamelles, je crois me souvenir qu'on emploie un autre mot, ce sont ses seins qui bougent sous le tissu.
Elle sourit, mais son visage ne montre aucune gentillesse. Elle me parle. Le ton est glaçant.
- Enfin! Tu es là, Méto. Tu avais compris depuis longtemps déjà, n'est-ce pas? Parfois, connaître la vérité permet de rester en vie, parfois, c'est le contraire. Je t'ai soigné, Petit, et tu ne mourras pas de ta blessure à la tête. Je vais te garder et profiter de ta présence quelque temps. J'ai rarement l'occasion de parler à des êtres conscients ou tout simplement vivants.
Elle s'allonge tout près de moi et inspecte mon visage. Avec son doigt, elle évalue l'importance du duvet au-dessus de ma lèvre supérieure, peut-être pour estimer mon âge. Elle reste là une bonne heure à m'examiner. Je suis complètement à sa merci. Je ne sais où porter les yeux car son regard froid m'effraie. Je scrute le mur. Peut-être que, si j'arrive à comprendre ce qui est écrit, je trouverai une idée pour m'en sortir.
- Nous ne serons pas dérangés, annonce-t-elle soudain, les Puants croient à une attaque. Mais j'ai eu l'occasion d'aller faire un tour à la Maison dernièrement et je n'ai pas remarqué l'agitation habituelle qui précède un assaut. Je vais te préparer une purée et te la ferai manger comme à un bébé. J'aimais faire ça autrefois avec mon petit frère.
Son visage ne montre aucune pitié. J'ai plutôt l'impression qu'elle veut s'amuser. Je détourne les yeux vers le mur gravé.
- Tu t'intéresses à mes textes mais leur cryptage pourtant fort simple n'est pas à ta portée. Ah! j'allais oublier, c'est l'heure de ta piqûre. Je ne veux pas que tu te mettes à brailler ou à gigoter dans tous les sens pendant mon sommeil.
Elle se lève et va s'activer loin de moi. Je reconnais l'odeur de l'alcool, ce qui signifie qu'elle stérilise l'aiguille. Elle s'applique pour que je ne souffre pas. Pourquoi tient-elle absolument à me tuer? Pourquoi le fait qu'elle soit une femme doit-il rester un secret? Pour me calmer, je me concentre sur ces curieuses lettres qui courent le long de la paroi. Il y a plusieurs lignes de longueurs différentes.
Je vais me focaliser uniquement sur la première. Chaque signe doit représenter une lettre, comme quand on code un message en remplaçant une lettre par son rang dans l'alphabet. Méto s'écrit 13 5.20.15. Ici, chaque lettre est remplacée par un signe. Je sais qu'en cherchant celui qui revient le plus fréquemment, on trouve le e. Celui qui le représenterait ressemble à un t en minuscule mais avec une barre horizontale plus basse, elle est juste au milieu de la barre verticale. Cela pourrait aussi être un E majuscule inachevé. Alors on aurait un alphabet de lettres inachevées. Des points placés à côté de certains signes pourraient orienter la manière dont il faut compléter la lettre, par exemple: I. Si je relie la base du trait vertical jusqu'au point, j'obtiens une sorte de J anguleux. Grâce à cette méthode, je déchiffre quelques lettres: E - E ELLE - EJ. Je ne connais pas de mot se terminant par J. Si elle utilise un langage qui m'est inconnu, je ne trouverai jamais!
Elle revient et m'assoit sur la couche, contre le mur. Elle entreprend de me faire manger mais, avec ma langue engourdie, c'est très difficile. Elle me caresse la tête en évitant ma blessure. Quand je ferme les yeux, je suis presque bien. J'ai au fond de moi l'impression d'avoir déjà vécu ce moment. Lorsque cette pensée se forme dans mon esprit, sans que je puisse le maîtriser, des larmes coulent sur mes joues.
Elle prend une voix plus douce pour me parler:
- Il ne faut pas t'inquiéter, Méto. Je ne te ferai pas souffrir et puis dis-toi que la vie sur l'île, dans la Maison ou dans les grottes, ne mérite pas d'être vécue. La vraie vie est ailleurs, mais elle n'est ni pour toi ni pour moi. Ne pleure pas, petit Méto. Je te tuerai sans plaisir mais il le faut, c'est comme ça.
Elle a de nouveau disparu. Je dois reprendre mon travail de décryptage. Il ne faut pas que je pense... que sa prochaine piqûre me sera sans doute fatale, que je vais mourir sans avoir retrouvé mes parents... Je relis la suite des lettres que j'ai réussi à former dans ma tête. Et si...? Et si je prenais la phrase à l'envers, le premier mot serait: JE - ELLE E - E. Deux lettres identiques avant ELLE, elle avait tort, la solution est à ma portée: Je m'appelle Eve. Elle s'appelle Eve. Mes yeux se ferment.
À mon réveil, elle est de nouveau collée contre moi et elle dort. Je ne sais combien de temps va durer ce sursis. Je pense à mes amis. Que font-ils sans moi? Sont-ils sains et saufs? J'espère que les Oreilles coupées n'ont pas sauté sur l'occasion pour se débarrasser de Marcus en négociant une trêve avec la Maison. Ils auraient trouvé une justification à leur lâcheté. Elle bouge et pose ses lèvres sur ma joue. Comme lorsqu'elle caressait ma tête pendant le repas, ce geste me renvoie à un sentiment enfoui dans ma mémoire et je souris malgré moi.