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- Qu'il est mignon! s'écrie-t-elle. Quel dommage que tu sois un garçon, je t'aurais bien gardé.

Elle s'éloigne. Je l'entends rire toute seule.

J'arrive à bouger la langue: je me sens presque capable de parler. Comme elle ne fait plus attention à moi, j'en profite pour continuer ma recherche:

Je m'appelle Eve.

Je cherche mon frère.

Ne jamais faire confiance à ces Barbares.

Celui qui connaît mon secret doit mourir.

Cette dernière phrase est répétée au moins dix fois.

Elle se penche sur moi. Je ne veux pas qu'elle m'endorme. Je me lance avant qu'il ne soit trop tard:

- Tu es venue sur cette île pour chercher ton frère.

Elle me plaque violemment deux doigts sur la bouche pour me faire taire. Je continue en tremblant:

- Permets-moi de te parler un peu. Je ne crierai pas et n'essaierai pas de m'enfuir. Je veux juste comprendre. Tu me tueras plus tard, je me laisserai faire.

Elle ne m'écoute pas et plante sans attendre l'aiguille dans ma jambe. Je suis encore trop faible pour me défendre. Elle me fixe dans les yeux mais ne pousse pas sur la seringue.

- Tu as quelques minutes, Méto.

- Pourquoi devrais-je mourir? Je suis un enfant! Je n'ai rien à...

- Tais-toi! coupe-t-elle. Je ne peux faire confiance à personne. Les Barbares, même quand ils sont très jeunes, sont capables d'actes d'une cruauté inouïe. J'ai vu le corps mutilé de...

Elle s'interrompt, braque sur moi un regard dur et ajoute d'un ton sec:

- Je me suis juré de ne jamais tomber vivante entre leurs mains. La discussion est terminée. Je n'ai plus envie de parler.

Elle appuie lentement sur la seringue pour pousser le liquide dans ma veine. Je dois encore essayer avant que le produit agisse. Je bredouille à toute vitesse:

- Je ne suis pas comme eux! Je n'ai jamais trahi personne... Je le jure!... Je suis gentil... Je ne veux pas mourir!

Elle achève son geste et retire l'aiguille.

- Arrête de geindre comme un nourrisson! Si tu veux que je t'écoute encore un peu, il faudra te montrer plus intéressant. Je perçois en toi quelque chose de légèrement différent. Mais ne te berce pas d'illusions: tu ne feras pas exception à la règle.

Je suis complètement épuisé mais j'ai le sentiment d'avoir franchi une première étape. Je dois trouver le moyen de faire durer nos échanges. J'ai l'intime conviction que plus on connaît les gens, plus c'est difficile de les supprimer. Elle a les cheveux marron orangé comme Octavius. Se pourrait-il qu'il soit son frère? Elle le connaît, puisqu'il m'a accompagné dans l'Entre-deux pour déposer Èprive et qu'elle lui a tiré les cheveux. Peut-être était-ce pour en vérifier la couleur?

L'injection produit son effet et mes paupières se ferment brutalement.

- Alors, Petit Méto, on se réveille? Je vais te permettre d'utiliser mon point d'eau car j'aime les garçons propres.

Elle m'aide à me lever. Elle passe mon bras autour de son cou et nous progressons vers le fond de sa grotte. Je revois, en la traversant, les médicaments, le gros livre et des cahiers semblables à ceux de la Maison. Elle me déshabille en détournant le regard et me plonge dans une très grande bassine d'eau chaude et savonneuse. Elle me frotte le dos. Je me laisse faire. Elle me lave les cheveux avec du shampoing. Elle me rince la tête puis entreprend de m'essuyer. Je me sens bien. De nouveau, des larmes irrépressibles affluent dans mes yeux. Elle me tend une serviette et s'écarte de moi.

- Sèche-toi, dit-elle d'une voix soudain plus grave.

Elle s'éloigne. Je retrouve mon calme au bout de quelques minutes. Je suis encore ankylosé et je mets un certain temps à me rhabiller avec les affaires propres qu'elle a préparées pour moi. Quand elle revient me chercher, elle me sourit comme si elle était fière de moi. De retour dans le lit, je décide d'engager la discussion. Elle ne semble pas s'y opposer.

- Mon ami Octavius n'est pas ton frère?

Elle paraît surprise par ma remarque. Dans un premier temps, j'ai bien songé que je pourrais le lui faire croire. Mais je la sais trop fine pour se laisser ainsi manipuler.

- Non, répond-elle. Les cheveux et l'âge correspondent mais pas la couleur des yeux.

- Tu l'as beaucoup impressionné, dis-je.

- Je sais. Dis-moi, tout à l'heure, pourquoi pleurais-tu? C'est parce que tu avais du savon dans les yeux?

- Je ne sais pas. C'est venu tout seul. Peut-être que ma mère, quand j'étais petit... Je ne me souviens de rien... Si elle venait me chercher un jour, je crois que je ne pourrais pas la reconnaître. On m'a volé mes souvenirs et parfois... ça me fait si mal.

- Parle-moi de la vie dans la Maison.

Pendant plus d'une heure, je lui raconte tout: les règles absurdes, les châtiments, les injustices, les mouchards, la peur qui nous étreint à chaque seconde. Elle m'écoute attentivement, me fait préciser des détails. J'évoque aussi la révolte, nos espoirs et la frustration d'avoir abandonné les Petits. Je profite du récit, mais sans trop appuyer le trait, pour lui montrer que je suis fidèle en amitié, que je ne trahis jamais mes serments. Je lui parle de mes frères, Marcus, Octavius et Claudius. J'insiste enfin sur les attaques dont nous sommes victimes de la part des Oreilles coupées. Je veux qu'elle comprenne que je ne suis pas de leur côté. Je termine en lui posant à mon tour une question:

- Sais-tu ce que les Oreilles coupées ont fait de mes amis depuis leur arrestation?

- Ils les ont relâchés. Un affreux Lézard s'est porté garant du blasphémateur, qui est maintenant surveillé par son clan. Je vais faire à manger, Petit Méto.

Radzel. Marcus est entre les mains de ce gars cruel et prêt à toutes les traîtrises. Je dois retourner dans la grotte principale. Je ne peux pas le laisser sans protection. Mais comment faire pour sortir d'ici? Je sens que la situation évolue doucement. Elle n'a pas parlé de me piquer de nouveau. C'est un signe encourageant. J'ai l'impression qu'elle me traite un peu comme un petit frère. Je ne crois plus représenter désormais un réel danger pour elle tant que je reste dans l'Entre-deux. Mais comment faire maintenant pour qu'elle me relâche? Quel gage de confiance puis-je lui donner?

Elle revient et nous mangeons en silence. J'aurais envie qu'elle me parle d'elle. J'aimerais savoir depuis combien de temps elle est ici et ce qui se passe au-delà de l'île. Je n'ose pas. Je la regarde.

- Ne me regarde pas comme ça, déclare-t-elle. Je ne suis pas gentille. C'est en inspirant la peur que j'ai survécu ici. Tu dois me craindre, Petit Méto. Si j'ai soigné beaucoup de Puants, c'est pour ne pas attirer l'attention, mais sache que j'ai laissé mourir les plus pourris, ceux que je voyais profiter de la faiblesse des autres. Je joue la régulatrice.

Elle se lève, revient avec la seringue et me pique dans la cuisse. Je risque une question:

- Tu crois encore que tu retrouveras ton frère?

- Si je n'y croyais plus du tout, je me serais injecté une bonne dose pour partir dans ce qu'ils appellent l'Autre Monde.

Je la contemple en train de revêtir son accoutrement de Chamane. Elle va sortir. Je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est quand je m'endors.

Ce matin, j'arrive à manger sans son aide et elle me laisse faire. Ce ne sont pas les plats habituels préparés par Louche. Je respire un grand coup avant de lâcher cette phrase dont j'ai pesé tous les mots. Je me domine pour ne pas trembler.

- C'est très bon, Eve.

- Tu ne dois pas m'appeler comme ça. Je te l'interdis.

Je vois qu'elle est troublée. J'attends quelques longues minutes avant de continuer: