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- Pourquoi font-ils cela?

- C'est un échange. Dans le sac de pommes de terre, nous allons trouver un message nous demandant de leur rendre un service. On devra peut-être effrayer un autre campement ou bien rouer de coups leurs gardes ou les mouchards du groupe. Eux seraient passibles d'une punition sévère, comme une amputation, s'ils étaient découverts en train de régler leurs comptes. Ils font donc appel à nous. Ranerd arrive, on va bientôt savoir ce qu'ils veulent.

Le Renard tend à son chef un papier sale et chiffonné sur lequel on peut lire: Casser Gros pif.

Sans attendre, nous repartons par un autre chemin. Nous nous arrêtons sous des arbres où nous retrouvons l'autre partie du clan. Darren se tourne vers nous:

- Vous rapportez le sac chez Louche. Le reste de la mission comporte trop de risques pour que vous puissiez venir. Allez-y! Rentrez directement.

Nous les regardons disparaître un à un dans les sous-bois. Le fardeau est tellement lourd à transporter qu'il ne nous viendrait pas à l'idée de faire un détour. Nous parvenons péniblement à la cuisine. Nos poignets sont douloureux et nos paumes zébrées de rouge.

- Content de te revoir, Méto. Alors, vous faites le sale boulot, ce matin?

- Comme tu vois.

Nous retournons près de nos alvéoles et je commence à expliquer mon plan à mes camarades:

- J'ai une idée pour récupérer Marcus. Je me doute que vous allez la juger folle, voire suicidaire, mais c'est la seule que j'aie trouvée et je crois qu'elle peut marcher. Nous allons nous adresser à celui que nous connaissons le mieux à la Maison et qui est le plus facilement manipulable. Il marche à l'affectif et n'envisage pas les conséquences de ses actes.

- Rémus? propose Octavius.

- T'as deviné. C'est un des fils du chef, et on sait que son père l'aime tellement qu'il ne peut aisément lui dire non. Souvenez-vous qu'il choisissait ses cours et était dispensé d'étude. Je vais lui proposer de tenir la promesse que je lui avais faite un soir, quelques semaines avant notre fuite: organiser un match d'inche avec lui. Si on gagne la partie, j'impose le retour de Marcus.

- Et si on perd? demande Octavius.

- Je me livre à la Maison.

Claudius lève les yeux au ciel comme si, pris d'une fièvre, je m'étais mis à délirer ou comme si, tout simplement, je plaisantais. Octavius semble plus inquiet:

- On n'est rien, ici. Comment veux-tu qu'on organise quoi que ce soit? Ça revient à vouloir livrer bataille à trois contre le reste de l'île! Tu oublies qu'on doit aussi se méfier de tout le monde. Méto, reviens sur terre!

- Nous n'avons pas d'autre solution. C'est extrêmement risqué, j'en suis conscient, mais on se doit de tout tenter pour Marcus.

Je marque une pause et observe mes camarades. Je reprends en essayant de me convaincre moi-même:

- Vous verrez, les gars! On va y arriver. Ensuite, quand Marcus sera de retour, on rejoindra le continent pour retrouver nos familles. Je sais, avant cela il faut que les Oreilles coupées me donnent accès au classeur gris ultra-confidentiel et que je décrypte son code à dix chiffres.

Claudius secoue la tête. Un petit sourire perplexe se dessine sur son visage et il détourne le regard. Je crois qu'à cet instant il doute de moi.

L'après-midi nous permet de faire un peu monter notre taux d'adrénaline, car Darren nous assigne comme tâche le pillage d'une cabane à outils. Les pioches et les scies qu'utilisent les Oreilles coupées s'usent dans les travaux de perçage et de terrassement, et les Vipères n'ont pas les instruments qui permettent de les entretenir, les aiguiser ou les réparer. Nous devons également, au passage, déposer les outils abîmés. La mission est périlleuse car, à moins d'une cinquantaine de mètres en contrebas, des serviteurs travaillent dans un champ. Première difficulté: un cadenas muni d'un barillet à trois roues. Je peux assez facilement, grâce au son, retrouver la bonne combinaison, car ils s'en servent souvent. Deuxième difficulté: la porte grince horriblement. Claudius l'enlève de ses gonds et la pose doucement sur le côté. Nous échangeons les outils et refermons la cabane. Mission accomplie.

- Je vois, déclare notre guide, que nous n'aurons pas grand-chose à vous apprendre.

Après le repas, je me mets en quête d'Affre, mais il est toujours introuvable. Je décide de m'installer à l'endroit habituel et de l'attendre. Un petit barbu s'approche et me demande:

- Méto, tu cherches Affre? Il t'attend. Il est dans son alvéole, au fond du couloir à droite, près du puits de lumière.

Je le trouve allongé, le visage crispé par la douleur. Il essaie de sourire en me voyant.

- Content que tu sois là, j'avais peur qu'il te soit arrivé des ennuis. Je suis en piteux état, comme tu le vois, j'ai des douleurs articulaires atroces. C'est normal, c'est bientôt la fin. D'habitude, les soldats meurent au combat avant de ressentir ces souffrances. J'ai beaucoup d'informations à te confier.

Affre m'explique alors que nous devons redoubler de vigilance. Le clan des Lézards et quelques autres se méfient tellement qu'ils préféreraient nous voir morts. Il me confirme qu'ils ont bien essayé de nous éliminer, Claudius et moi, pendant le test, en espérant faire croire à un accident. L'enquête effectuée par un ancien ami d'Affre l'a clairement prouvé. Ces reptiles sont trop puissants et lui n'envisage qu'une seule solution pour nous: fuir l'île avant qu'il ne soit trop tard. Je lui demande si les Oreilles coupées ont trouvé un moyen d'ouvrir le classeur gris. Il m'explique qu'ils ont mis sur pied trois équipes de deux personnes qui se relaient jour et nuit. Elles testent toutes les solutions possibles et écrivent sur un cahier où elles en sont avant de céder leur place.

- Tu sais que, à raison d'une combinaison testée toutes les minutes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il leur faudra plus de dix-neuf mille années pour aller au bout des dix milliards de solutions possibles. Je n'exagère pas, je l'ai calculé. Dis-leur que je saurais m'y prendre plus efficacement.

- Je transmettrai, mais on ne m'écoute plus beaucoup, maintenant.

Avant de dormir, je mets en garde mes copains sur les menaces qui pèsent sur nous et la nécessité d'organiser notre départ. Claudius souffle, un peu découragé:

- Il est gentil, ton informateur, mais on s'en doutait un peu. Il ne propose rien.

Fidèle à ma promesse, j'attends que mes amis dorment profondément pour sortir rejoindre celle que je voudrais connaître mieux. Je retiens mon souffle en descendant. À mi-chemin, je reviens sur mes pas pour vérifier qu'aucun ne faisait semblant de dormir.

Eve m'attendait, je le sens. Elle est pourtant carapaçonnée et voilée. Je suis content qu'elle se méfie autant des autres. Elle se débarrasse de son accoutrement et s'installe sur son lit. Je fais un peu la grimace car ça ne sent pas comme d'habitude. Elle le remarque aussitôt:

- Ça pue encore, je sais. Je n'arrive pas à faire disparaître cette odeur. Les Lézards m'ont livré un vieux cadavre que la Maison a dû leur rendre. Ils voulaient que je lui ferme les yeux et profère quelques incantations dans ma "langue". Il n'est pas resté là plus de dix minutes mais je vais garder son souvenir parfumé ici pendant des jours encore. Ils sont partis le brûler pendant l'après-midi. Ils ne l'ont pas remarqué mais, comme tous les corps qui nous reviennent, il avait d'étranges ecchymoses au pli des coudes, comme quand on fait salement les piqûres.