- Pourquoi?
- Je l'ignore.
- Est-ce que tu ne pourrais pas me donner un remède pour mon ami Affre qui souffre de douleurs articulaires?
- Non, je n'ai jamais traité cela. Tout le monde est jeune ici. Affre, c'est l'ancien soldat? Tu lui fais confiance?
- Pas pour tout, mais il est de bon conseil.
- Je vais chercher dans mon livre et j'irai fouiller la réserve de médicaments à la Maison la nuit prochaine.
- Si tu veux bien, je viendrai avec toi et je passerai au dortoir.
- Cela ne te fait pas trop peur d'y retourner?
- Si, mais je dois le faire.
Ensuite, Eve se penche pour attraper un de ses cahiers, qu'elle me met dans les mains. Il ressemble à un livre. Celui-là ne provient pas de la Maison. Je l'ouvre à la première page. Elle pose sa main sur mon poignet et me dit avec gravité:
- Je te fais confiance, Méto.
- Je te remercie, Eve.
Elle me regarde lire sans mot dire. Très vite, je suis happé par le récit.
14 mars 1975
J'ai longtemps regardé tes pages blanches avant d'oser commencer. Ce n'était pas l'envie qui me manquait. Je me sens totalement seule et je ne sais jamais à qui me confier. Ici, tout le monde vit dans la méfiance, au collège comme à la maison. Mon amie Ella m'a dit que ça lui faisait beaucoup de bien d'écrire. Elle se défoule, paraît-il.
Aurai-je la même audace? Puis-je avoir confiance en toi? Quand je contemple le misérable cadenas censé te protéger, je ne suis pas rassurée. Comment réagiraient mes parents s'ils découvraient ce que je pense vraiment d'eux?
15 mars 1975
Ella m'a précisé qu'un journal intime, à sa connaissance, était toujours offert avec deux clefs. Elle en porte une autour du cou et Vautre est enterrée dans un endroit connu d'elle seule.
Mes parents en auraient-ils conservé une pour avoir accès facilement à mes secrets? Ce journal serait-il un piège? Et si c'était le seul moyen qu'ils aient trouvé pour connaître mes pensées, moi qu'ils surnomment parfois le "mur"?
Avant de me lancer, je vais d'abord devoir trouver une super-cachette.
18 mars 1975
Mes parents sont des trouillards et ils méritent bien qu'on les appelle les "pareux" ou les "peurents" entre nous. Avec Gilles, parfois, on les taquine. On leur fait croire qu'on a désobéi juste pour voir leurs réactions. Hier, je leur ai dit que j'avais réussi à suivre intégralement le journal télévisé depuis la salle de bains et qu'ils n'avaient rien remarqué. Ils ont fait semblant de s'en moquer et se sont contentés de nous rappeler que cette mesure visait uniquement à protéger les enfants des images violentes, angoissantes et démoralisantes. Comme à chaque fois, j'avais l'impression qu'ils récitaient une leçon.
Mais, ce matin, j'ai aperçu ma mère en train de tester s'il était possible d'entendre quelque chose du bout du couloir. Et, ce soir, ils avaient considérablement baissé le son.
22 mai 1975
Un nouvel élève est arrivé ce matin dans la classe. Je suis allée avec lui dans la réserve pour l'aider à transporter une table et une chaise. C'est fou comme cette pièce est encombrée. Il est vrai qu'il y a eu beaucoup de départs ces dernières années, surtout vers les pensionnats hors zone, et très peu d'arrivées. Il m'a regardée avec intérêt et m'a demandé comment je m'appelais, où j'habitais et si j'étais une adolescente adoptée. J'en conclus que je suis une personne intéressante.
23 mai 1975
Il s'appelle Charles. On a fait le chemin ensemble pour revenir du collège. Il est un peu curieux. Il veut avoir des renseignements sur tout le monde. En définitive, je ne sais pas s'il s'intéresse vraiment à ma petite personne.
4 juin 1975
Charles n'est pas venu au collège depuis deux jours. Ella m'a demandé si je connaissais son adresse pour lui apporter ses devoirs. J'avais aussi songé à y aller mais il ne m'a jamais dit où il habitait. J'ai décidé de poser la question à l'administration du bahut. La dame m'a dit qu'il était reparti. Elle a ajouté qu'elle trouvait étrange que je m'intéresse à ce garçon et qu'elle en aviserait mes parents. J'aurais sans doute dû m'abstenir, même si je ne crains pas mes peurents.
2 septembre 1975
Je viens d'apprendre qu'Ella est partie dans un pensionnat. Je ne comprends pas qu'elle n'en ait jamais parlé avant. Nous avions choisi nos options pour être sûres de rester dans la même classe au lycée.
Ce que je ne digère pas, c'est que ni sa mère ni sa sœur ne veuillent me donner sa nouvelle adresse. Je ne sais pas ce qu'elles cachent. Je suis certaine en revanche qu'il est inutile que j'insiste. Sa mère m'a lancé un regard presque menaçant quand j'ai abordé le sujet. On va encore avoir à retirer une table dans la classe. Ce n'est pas la première copine que je perds de cette façon. Il serait temps que je comprenne pourquoi leurs parents s'en débarrassent ainsi. Qui pourrait m'expliquer? Personne.
15 septembre 1975
Il m'arrive de repensera Charles. J'ai l'impression que lui savait beaucoup de choses. Une partie de la vérité doit se trouver dans le journal du matin, mais mes parents ne le laissent jamais traîner et ils doivent rendre le précédent pour en avoir un nouveau. C'est, paraît-il, pour économiser le papier.
20 octobre 1975
Ce soir, ma mère m'a annoncé que notre chat avait été écrasé par une voiture. Même si je m'occupais peu de lui, je savais qu'il était là pour moi: certains soirs, il acceptait de rester sur mes genoux. Alors, je lui grattais les oreilles et il m'écoutait parler. Enfin, il faisait comme si et moi, j'avais moins l'impression d'être une folle qui parle toute seule. Quand ma mère me l'a dit, j'ai pleuré et je suis allée m'enfermer dans ma chambre. Pendant le dîner, mon père a déclaré qu'il venait d'apprendre une bonne nouvelle au téléphone: les voisins avaient confondu notre Titou avec un chat errant et Titou était chez eux, sain et sauf J'aurais dû laisser éclater ma joie, mais j'ai repéré une drôle d'expression sur le visage de ma mère.
3 novembre 1975
Encore une fausse nouvelle: notre jeune voisin aurait été enlevé par un "dangereux pédophile". Il s'agit du petit Martin que je garde parfois quand ses parents vont au concert et qui joue avec mon frère au foot.
Je ne comprends pas pourquoi ma mère m'en a parlé comme si c'était un fait avéré. Veut-elle nous habituer pour plus tard à des "nouvelles angoissantes, violentes et démoralisantes"?
Gilles dit qu'elle "perd les pédales".
24 novembre 1975
C'est au tour de mon père de jouer avec nos nerfs. Il nous a laissé croire pendant une semaine qu'il avait un cancer et qu'il n'en avait plus pour très longtemps. Gilles m'a prise à part et m'a assuré que notre paternel mentait.
Ce matin, de "nouveaux examens" donnaient raison à mon frère.
25 novembre 1975
Je me repasse le film de ces derniers mois et j'en arrive à cette conclusion: mes parents se sont amusés à nous faire peur pour observer nos réactions. Au jeu de celui qui ne se laisse jamais avoir, c'est mon frère le vainqueur. Et celle qui tombe à chaque fois dans le panneau, c'est moi.