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Je reconnais bientôt les mêmes grognements sourds et les râles que j'avais comparés à un combat de bêtes. Ils luttent d'une manière qui m'est inconnue. Enfin, je comprends qu'un gars a cédé.

- Stop! hurle une voix. Nadrer: 30, Ganeslir: 26. Tout le monde est d'accord?

- C'est ça, Canofu.

Cette fois-ci, c'est bien fini. Je les entends qui s'éloignent, je suis tranquille. Mais pour combien de temps? M'a-t-on planté là, au milieu de leur cour de récréation, pour servir leurs jeux? Je suis épuisé. La douleur se dissipe à mesure que le sommeil m'envahit.

Je suis brûlant, ma tête va exploser. J'ai chaud, vraiment, j'ai tellement chaud. Des pas se rapprochent.

Plusieurs mains se posent sur mon front. On me plaque même une éponge glacée sur le crâne. Je fais le mort, sans avoir besoin de me forcer.

- Un séjour à l'infirmerie semble s'imposer. Il est fiévreux. Il a des tremblements, des convulsions. Je m'interroge sur la cause de cette rechute. Hier, il semblait tiré d'affaire. A-t-il été maltraité depuis? Je l'avais interdit, pourtant.

- On m'a rapporté que des frères s'étaient affrontés dans ce secteur aujourd'hui, mais sans le blesser. Peut-être a-t-il eu peur?

- Je ne veux pas qu'on le perde. Les Petits qui ont survécu à la bataille l'ont décrit comme un cerveau puissant, un décodeur hors pair. Il nous sera utile le moment venu.

- Que fait-on?

- Toi, tu restes à ses côtés et tu essaies de le rassurer, mais sans lui répondre s'il te questionne. Tâche de faire baisser sa fièvre. Je vais ordonner son déplacement pour cette nuit.

- Si tu veux que ses brancardiers ne soient pas tentés de lui faire passer un sale quart d'heure, impose-leur un transport furtif avec défi silencieux.

- Excellente idée.

Je me répète plusieurs fois leur dernier échange. Mes copains, certains du moins, sont vivants. Ils sont quelque part dans ce souterrain. Mon garde-malade me caresse la tête, puis m'asperge les cheveux avec de l'eau. Des gouttes froides s'infiltrent sous mon bandeau. J'espère qu'elles vont m'aider à recouvrer la vue. C'est comme si le gars avait la même pensée. Il m'éponge et entreprend de me sécher le front avec un tissu, sans doute sa manche. Je bloque ma respiration, asphyxié par la puanteur qu'il dégage.

Quand je me réveille, je suis seul. Ma tête me lance. Peut-être m'ont-ils oublié. J'entends soudain un cri animal. S'ensuit un silence quasi parfait annonçant, je le pressens, une nouvelle épreuve.

L'odeur, c'est l'odeur qui me parvient en premier. On s'avance vers moi et, avant même que je puisse comprendre, une main me fourre un chiffon sale dans la bouche. On soulève mon lit. Le déplacement n'est pas linéaire: ils effectuent souvent des virages, ils frôlent les parois. Mais ils prennent des précautions pour ne pas trop me secouer. Si je n'avais pas ce tissu nauséabond coincé dans la gorge, ce serait presque agréable. Ils s'arrêtent et me déposent. Je les entends s'éloigner en marmonnant, comme s'ils étaient énervés ou déçus; ils ont dû perdre le jeu dont parlaient les autres un peu plus tôt. De nouveaux gars ont pris le relais. La cadence est plus rapide. Ils chuchotent:

- Ces lourdauds ont fait des progrès, leur ruse a failli marcher.

- Tu es gentil avec eux. Je n'y ai pas cru un seul instant.

- Nous y sommes.

On retire le linge. J'aimerais vomir, mais mon ventre se tord sans que rien ne sorte. On m'enfonce une aiguille dans le bras, puis une autre près de ma plaie. Je sens que des larmes voudraient couler de mes yeux scellés. Mais, ici, je n'ai même pas le droit de pleurer.

CHAPITRE 2

Quelques hommes puants se sont regroupés autour de moi. Je reconnais la voix de celui qui m'a appelé Petit Méto il y a quelque temps. Ce doit être lui qui me plaque un doigt sur la bouche. C'est inutile, je n'ai plus aucune envie de parler. Un autre prend la parole:

- C'est lui? Pas très impressionnant, votre rebelle! Amenez-le près des autres, demain.

Je sens son haleine tout près de moi, comme s'il voulait lire dans mes pensées. Il a dû s'accroupir. Je me décontracte un peu. J'ai le sentiment que mon isolement va prendre fin et je me prends à rêver que les "autres" sont bien mes frères. Il s'est relevé. Mais avant de s'éloigner, il ajoute:

- Ne te réjouis pas trop vite, Petit. Tu auras des comptes à rendre.

J'entends une voix. C'est Claudius! Si je pouvais, j'en pleurerais.

- Méto, je suis là. Ils viennent de t'installer dans notre réduit. Ne fais pas trop d'efforts.

- Claudius! Tu es tout seul?

- Pour l'instant. Je vais t'enlever ton bandage.

- Mais les autres? Ils sont vivants?

- Oui, rassure-toi, Marcus, Titus et Octavius ne devraient pas tarder. Ils sont à la corvée d'eau.

Il entreprend de dénouer le tissu. Après quelques minutes de patience, je sens glisser l'étoffe sur mes cheveux. Le haut de mon oreille retrouve sa place et se fait oublier aussitôt. Je n'y vois toujours rien. Claudius me libère de la cordelette qui m'enserrait le cou, je respire déjà mieux.

- Surtout, ne force pas sur tes paupières. Le Chamane t'a appliqué de la colle sur les cils quand tu résidais dans l'Entre-deux. Je dois juste attendre, pour commencer l'opération, que l'eau tiédisse un peu. Je ne veux pas te brûler.

J'entends ses doigts qui agitent le liquide, pour accélérer son refroidissement. Il prend beaucoup de précautions, j'aimerais qu'il aille plus vite. Pendant que Claudius se penche sur moi, je ne peux m'empêcher de grimacer car ses mains sentent horriblement fort. Je ne lui dis rien. Je veux qu'il reste concentré sur le nettoyage de mes yeux.

- N'essaie pas de les ouvrir avant que je te le dise. Cela va prendre un peu de temps.

Je me laisse faire. Au début, la sensation de brûlure est réelle mais, au fur et à mesure, la peau s'habitue. Je n'attends pas le signal et j'entrouvre l'œil droit avec difficulté. Claudius est presque identique à mon souvenir, à l'exception de traces grisâtres sur son visage et de ses cheveux luisants.

Il semble soulagé et me lance un clin d'œil.

- Depuis combien de temps avons-nous quitté la Maison?

- Ça va bientôt faire trois semaines.

- Et vous vous êtes lavés depuis?

- Ah, tu as remarqué! On le leur réclame chaque jour. Ils nous sourient pour seule réponse. Ici, tout le monde pue et cela ne semble pas poser de problème, Octavius a le corps couvert de griffures. Ça le démange tellement qu'il se gratte jusqu'au sang en dormant.

- J'ai cru comprendre que nous ne sommes pas les bienvenus ici.

- Après la bataille, c'était pire: injures, coups, humiliations... Un déchaînement de haine. Leurs chefs ont fait construire à la va-vite un enclos constitué de pieux plantés serrés, soi-disant pour nous protéger de la violence de certains membres de la communauté. Nous sommes comme des animaux d'élevage. La tension est retombée, mais ils nous restent hostiles. Quand nous devons nous déplacer, il n'est pas rare que des excités en profitent encore pour nous bousculer. Le seul qui échappe à ces désagréments, c'est Titus.

- Tu sais pourquoi?

- Il a été très efficace pendant la bataille. On raconte qu'il aurait liquidé sept personnes à lui seul.

- Sept?... Et à nous, ils nous reprochent quoi?

- Les pertes parmi les Oreilles coupées, dues à notre évasion, et surtout la disparition des corps de leurs amis.

- C'est-à-dire?

- Eh bien, on s'est rendu compte qu'à la fin de la bataille, la quasi-totalité des morts et des blessés ont été récupérés par ceux de la Maison. Mais, ici, un homme qui ne part pas les yeux collés par le Chamane ne gagne jamais ce qu'ils appellent l'"Autre Monde".