À l'abri dans les souterrains, Eve me prend la main de nouveau.
- Tu vois, tu as réussi.
- On n'a pas le droit d'abandonner ces Petits à leur sort. C'est trop dur...
À l'entrée de la salle principale, nous partons chacun de notre côté. Dans mon alvéole, je reprends enfin ma respiration. Ce que j'ai ressenti là-bas n'était pas vraiment de la peur, plutôt un sentiment d'étouffement. Je respirais difficilement et avais de la peine à suivre Eve. Au détour d'un couloir, je me suis arrêté, comme pétrifié. C'est l'odeur de la graisse qu'utilisent les soldats qui a tout déclenché. Des images des violences passées sont remontées en moi. J'avais l'impression qu'une porte allait s'ouvrir avec derrière des monstres-soldats écumant de haine et que tout recommencerait. Heureusement, à cet instant, Eve est revenue sur ses pas. Elle a passé son bras autour de mon cou et m'a chuchoté:
- C'est fini, Méto. Viens, on rentre.
J'espère qu'elle a raison, que cet endroit qui sent la mort et la souffrance appartient à tout jamais à mon passé.
CHAPITRE 9
Dans quel piège va-t-on nous jeter aujourd'hui? Nous attendons, comme chaque matin, que quelqu'un nous prenne en charge. C'est l'énorme Chevelu de la dernière fois, une sorte de garde personnel des chefs, qui vient nous chercher. Après l'échange de la veille avec Radzel, on s'attendait à des cris. Et nous ne sommes pas déçus. Ils nous reprochent d'attiser les tensions avec les Lézards en laissant croire que nous serions soutenus par le Premier cercle, nous qui n'appartenons à aucun clan. Pourtant, une fois l'orage passé, nous découvrons qu'ils nous ont accordé tout ce que nous réclamions. Aucun de nous trois ne songe, à cet instant, à trop montrer sa satisfaction. Mais nous avons gagné.
- Nous insistons tout de même, ajoute Drazel l'Ancien, pour qu'un de nos gars vous aide dans vos recherches.
- On accepte de le prendre à l'essai. S'il nous gêne, je vous le signalerai. On peut commencer tout de suite.
- Oui, Reniglas va vous escorter jusqu'à l'entrée. Par ailleurs, Méto, vous devez absolument cesser vos provocations. Sinon, nous ne répondons plus de rien.
- Hier soir, c'est Radzel qui voulait en découdre, pas nous.
Nous partons par un souterrain étroit qui débouche, après plusieurs courbes, sur une petite salle dont les murs sont recouverts de livres. Une unique table entourée de six chaises trône au milieu. Un gars aux cheveux ras et à la barbe coupée court nous y attend. À peine sommes-nous assis devant lui qu'il nous tend un cahier rempli de chiffres. Ce sont toutes les combinaisons testées. On repère aux changements d'écriture les différentes équipes. Ils ont travaillé dans l'ordre en commençant à la fois par le début et par la fin. Ces pages couvertes de nombres impressionnent mes deux camarades.
- Je m'appelle Gouffre, commence l'homme, je crois que tu es Méto. Affre m'a parlé de toi, c'est toi qui vas t'occuper du classeur. Les autres, vous allez étudier les livres que je vous ai préparés. Essayons de garder le lieu silencieux, si l'on veut être efficaces.
J'ai un peu réfléchi à la question et je commence par écrire des suites employant tous les chiffres. Les suites ordonnées simples ayant été essayées, j'entreprends d'abord de travailler sur les chiffres pairs et impairs: 0246813579 et 1357902468, puis d'assembler les chiffres par deux pour faire 9: 9081726354 et 0918273645. On peut également et à l'inverse proposer des combinaisons où n'est utilisé qu'un seul chiffre répété dix fois, comme 5555555555, ou seulement deux, 1212121212; la liste s'allonge déjà.
Notre hôte ne nous regarde pas travailler. Il lit un ouvrage dont le titre est Histoire de l'astronomie. Je n'ose lui demander ce que cela raconte. À écrire ainsi, je ne vois pas le temps passer. Les estomacs de mes deux compères se réveillent et se font entendre:
- On n'aurait pas sauté un repas? demande Octavius.
- Ah, vous avez faim? répond Gouffre. J'ai pris l'habitude de ne jamais manger le midi. La digestion me fait dormir et m'empêche de lire. Pas vous?
Aux regards pleins d'incompréhension de mes copains, Gouffre se rend compte qu'ils ne fonctionnent pas de la même façon.
- Je vais aller voir mon ami à la cuisine. N'en profitez pas pour mettre du désordre.
Comme il semble nous y avoir invités, nous nous levons et manipulons une partie des livres. Il y a des mots qui reviennent souvent et dont je n'ai jamais entendu parler, comme "poésie", "conte", "roman". On ne nous apprenait pas tout à la Maison, seulement ce qui pourrait nous servir pour après.
Pendant que nous mangeons la viande froide et les tomates que Gouffre a rapportées, il nous raconte l'histoire de ce lieu qu'il a agrandi lui-même à la pioche. Ces livres proviennent de la bibliothèque de la Maison qui n'est accessible qu'aux César, aux professeurs et à Jove lui-même. On y trouve ses ouvrages personnels et ceux récupérés dans les bagages des enfants à leur arrivée, ou d'autres, enfin, rapportés lors du pillage des maisons sur le continent.
- Tu étais César, avant?
- Oui. Avant de fuir, j'avais caché un grand nombre de livres dans un endroit que je savais facile d'accès. Je pensais que ça intéresserait les habitants des grottes. Mais, quand je les leur ai montrés, ils ont cru que j'apportais du combustible pour la cuisinière. Il n'est pas bien vu de lire ou d'étudier ici. Mais grâce à mes connaissances sur la Maison et à ma capacité à trouver des informations, je leur ai rendu service quelquefois. Alors maintenant, ils me laissent vivre tranquille dans mon trou.
- Tu ne leur coûtes pas trop cher en nourriture non plus, ajoute Octavius.
- Et comment transforme-t-on un enfant normal en César?
- Jove m'a expliqué qu'il m'avait choisi parce qu'il me trouvait intelligent et me sentait capable de persuader facilement les autres que j'avais toujours raison. Mais, dans la réalité, j'ai été sélectionné pour un motif beaucoup plus simple: j'avais le physique. J'étais de petite taille, avec un corps plutôt fluet et un visage tout en longueur, un parfait César en somme. Ma formation a duré le temps que ma barbe pousse et que j'apprenne à me raser le crâne sans me couper. Mais j'ai senti peu à peu, dans mon for intérieur, que je n'étais pas fait pour ce métier et j'ai donc très vite eu le projet de partir. J'ai joué pendant quelques années le bon élève obéissant chez les César, jusqu'au moment où on m'a fait suffisamment confiance pour que je réussisse à fuir. Vous avez devant vous un expert dans l'art de la manipulation des esprits faibles mais, rassurez-vous, je ne m'en servirai pas contre les amis d'un ami. Pas une seule fois je n'ai regretté mon départ même si, ma tête étant mise à prix, je ne sors jamais à l'air libre. Je sais presque tout sur la Maison. Malheureusement, je ne connais pas la combinaison qui nous permettra d'ouvrir ce classeur. À ce propos, Méto, on pourrait essayer tes trouvailles de la matinée.
Octavius et Claudius sont très excités à cette idée. Personnellement, je ne me fais aucune illusion sur mon travail du jour. Je le considère comme une mise en jambes avant la vraie partie. Gouffre sort de son tiroir le classeur métallique et le pose sur la table. Je les laisse essayer chacun leur tour, en vain.
- Et pourquoi, demande Octavius, tu ne pourrais pas t'y prendre comme avec les cadenas, à l'oreille?