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- Pas avec celui-là, il est différent. Vous avez aussi remarqué que l'écriture des chiffres est différente: ils sont tous formés à partir de traits droits, ce qui fait ressembler le 0 à un rectangle.

Mes amis reprennent leur lecture pendant que j'aligne des listes durant une grande partie de l'après-midi. Au moment de me lever, je rature violemment mon travail. J'espère que demain je serai plus productif.

Nous quittons notre nouvel ami pour aller dîner. Je vois tout de suite qu'aucune consigne n'a été donnée à Radzel et ses sbires puisqu'ils nous attendent pour perturber notre repas. Pas question de partir, nous devons les affronter. À peine assis, nous voyons atterrir divers morceaux de nourriture sur notre table. Certains nous visent au visage. Beaucoup rigolent de la situation et personne ne s'interpose. J'aperçois Titus et les anciens Violets qui baissent la tête. Seul Toutèche réagit mais ses compagnons le retiennent. Je prends une tranche de tomate en pleine tête. Excédé, je me lève et j'interpelle l'affreux Lézard:

- Radzel, finissons-en tous les deux. Je t'attends sur la plage dans quinze minutes pour une lutte d'homme à homme!

- Je n'ai pas le droit de me salir les mains avec un Petit qui n'est pas initié!

- Ne cherche pas d'excuses bidons pour éviter le combat! Si tu n'as pas peur, viens te battre.

Le calme revient mais la tension n'est pas retombée. Tous les yeux sont braqués sur Radzel qui fanfaronne. Mes deux copains me dévisagent comme si j'étais fou. Je hausse les épaules en me disant que, s'il me blesse, je retrouverai la douceur de l'Entre-deux, si ce n'est pas directement la froideur de l'Autre Monde.

En attendant, je mange en respirant bien entre chaque bouchée. Au fond de moi, je pense qu'il est impossible que le Premier cercle n'essaie pas de tenter une médiation. Le temps s'écoule et le combat paraît de plus en plus inéluctable. Je me lève et me dirige vers la sortie, accompagné de mes deux fidèles. La peur m'envahit alors et je sens que je vais vomir. Radzel m'emboîte le pas, suivi par toute sa bande.

J'ai tellement de choses à faire avant de mourir et encore tellement de choses à apprendre... Un cri retentit derrière nous. Enfin. Nairgels!

- Radzel et Méto, suivez-moi!

J'ai soudain l'impression d'avoir rajeuni de quelques mois. Une convocation dans le bureau du chef... Je ne sais si mon adversaire s'en doute, mais je suis assez fort à ce jeu-là également.

Nairgels marque une pause. Cette fois-ci, je crois qu'il a besoin de réfléchir à ce qu'il va nous dire:

- Quand la situation est normale, Radzel, tu as le droit de détester Méto et même celui de le supprimer, puisqu'il n'appartient pas à la communauté. Nous nous soutenons entre frères en toutes circonstances, même dans nos pires erreurs. Mais, mon frère, aujourd'hui, le Premier cercle a décidé que Méto et ses amis devaient rester en vie, car la communauté a besoin d'eux. En revanche si, à la fin de la semaine, il ne nous a pas donné ce que nous voulons, il sera à toi, Radzel. Prends patience. C'est un ordre. Et tiens tes Lézards plus serrés...

Mon ennemi s'éloigne sans un mot. Nairgels me regarde et se force à sourire. Quand il est sûr qu'on ne peut plus l'entendre, il reprend:

- Méto, tu veux la protection de Relignas pour cette nuit?

Je suis content qu'il s'agisse d'une question, car je vais pouvoir décliner son offre. S'il se doutait du nombre de gens que je vois en secret!

- Non merci, j'ai confiance en ton autorité. Il t'écoutera. Tu n'as pas dit ce que tu feras de nous si j'arrive à ouvrir le classeur gris. Tu nous permettras de quitter l'île?

- Non, nos lois précisent que personne ne doit en partir. Mais disons que je fermerai les yeux.

Je comprends mieux comment il est devenu chef, celui-là. Mes amis m'attendaient devant l'entrée de la tente. Nous tombons dans les bras les uns des autres. Octavius annonce:

- Je sais que ça va vous paraître complètement déplacé, voire suicidaire, mais j'ai besoin d'aller prendre une douche. Mes démangeaisons reprennent dès que je me néglige trop longtemps.

- On va y aller, les gars, déclare Claudius, ce n'est pas parce que nous vivons dangereusement que nous ne devons pas rester propres.

Je les aime, ces deux-là. Est-ce que c'est plus fort quand on est frères pour de vrai? Je n'arrive pas à imaginer, à cet instant, quelque chose de plus puissant que ce sentiment.

En revenant vers la salle à manger, nous apercevons Louche. Nous nous approchons pour le saluer. Il m'attire vers lui en me soufflant à l'oreille:

- Soit tu es très fort, soit tu es complètement fou!

Je sens qu'il fait tomber un paquet un peu lourd dans la poche de ma veste. Quand nous sommes à l'écart, j'en tire un chiffon blanc qui enveloppe trois petits couteaux aiguisés comme des rasoirs. Nous passons près de nos alvéoles et, discrètement tout de même, prenons nos affaires pour disparaître dans le noir. Nous croisons des Oreilles coupées que nous ne distinguons qu'à la dernière seconde. Le chemin étant étroit, nous nous frôlons. Il serait facile de nous faire trébucher ou de nous jeter en bas des rochers. Par chance, ceux que nous rencontrons n'appartiennent pas au groupe de Radzel. Ils sont indifférents, juste soucieux de respecter les écarts et de progresser dans un total silence, comme chaque fois. Une Vipère m'envoie même un sourire complice. Quand nous arrivons sur place, nous sommes seuls. Par précaution, je propose de surveiller les alentours pendant que mes copains passent en premier. Soudain, j'entends des craquements qui ne viennent pas du chemin. Une ombre s'approche de moi par les fourrés. Je lui fais face. Elle avance dans ma direction. Que faire? Hurler pour appeler à la rescousse mes amis nus et mouillés? Trop tard, l'ombre se tient devant moi. C'est... c'est un soldat. Je sursaute de terreur et lâche mon arme. Il chuchote, très calme:

- J'apporte un message de la part de Rémus. Il est d'accord avec tes conditions. Tu peux fixer la date. Il a confiance. Je te recontacterai.

Il se baisse, me tend mon couteau et disparaît dans la nuit. Je reste tétanisé, hagard jusqu'au retour de mes amis. Quand Octavius me touche l'épaule, c'est comme si je me réveillais. Je fonce sous la douche. Ce n'est qu'une fois de retour dans l'alvéole de Claudius et entouré de mes frères que je leur raconte enfin ma rencontre du soir.

- Alors, tu l'as vraiment fait! déclare notre hôte comme s'il venait soudain de comprendre. Le message et le marché! Comme tu l'avais dit... Mais j'avais pris ça pour une blague, moi!

Comme je ne peux pas leur en expliquer davantage, je préfère mettre fin à notre conversation. Je m'extirpe de sa couchette et leur lance:

- À demain, les gars. Profitons bien de la nuit, c'est...

- Peut-être la dernière, me coupe Octavius en rigolant.

- Et ça vous fait rire, en plus, ajoute Claudius, décontenancé.

Pendant qu'ils cherchent le sommeil, je verse dans ma gourde un peu de poudre récupérée à la Maison. Je redescends pour la remplir d'eau et l'apporter à Affre. Octavius m'entend et insiste pour m'accompagner. Quand nous arrivons, l'ancien monstre-soldat dort. Je lui glisse mon flacon dans une main et nous repartons.

La fin de journée a été tellement mouvementée que je ne parviens pas à me reposer avant d'aller rejoindre Eve.

Nous sommes serrés l'un contre l'autre et restons silencieux un moment, puis elle me réclame des nouvelles d'Affre.

- Tu as fait comme je t'ai dit? Il faut commencer par une dose très faible, car parfois le corps réagit violemment à un composant du produit. Si tu en mets trop, tu peux tuer la personne. Cela s'appelle une allergie. Demain, tu regarderas s'il n'a pas de signes bizarres: plaques rouges, démangeaisons, gonflements ou autres. Si c'est bon, tu lui en donnes plus. Si cela ne marche pas, on essaie avec un autre produit. Tu vois, c'est simple.