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20 janvier 1976

Aujourd'hui, j'ai tué un homme. Au moment de le faire, j'ai bien cru que je n'y arriverais jamais. On ne devrait jamais être obligé de faire des choses pareilles à seize ans, ni après, d'ailleurs. J'ai juste ajouté du poison dans son poison. Je me rassure en me disant que j'ai seulement écourté sa vie de quelques semaines car son état empirait chaque jour, mais je n'en avais pas le droit. J'ai caché le cadavre dans un coin. Je ne sais pas encore comment le faire disparaître.

24 janvier 1976

J'ai effectué aujourd'hui ma première sortie. J'ai constaté que la règle était bien appliquée: personne ne cherche à croiser mon regard. Les brutes ne rentrent que si je les y autorise, et à horaires fixes, pour les repas. Ce soir, j'ai eu mon premier malade à traiter. Une forte fièvre. Il a survécu. Je passe beaucoup de temps à lire le livre de médecine d'urgence. Je me demande où mon prédécesseur l'avait déniché.

27 janvier 1976

J'ai traîné le cadavre du Chamane au bord de l'eau cette nuit. J'espère que la marée va m'en débarrasser.

30 janvier 1976

Ce matin, on m'a déposé le corps inanimé d'un jeune homme. J'ai mis un certain temps à reconnaître Garry.

Il a été torturé. Dans de brefs moments d'éveil, il geignait doucement. Je lui ai donné une forte dose de somnifère. Je suis restée près de lui à le regarder dormir. Il est mort dans l'après-midi. Je sais à quoi m'attendre si ces Barbares me démasquent.

Sur les autres pages de son journal, elle raconte, au fil des jours, sa découverte de l'univers des Oreilles coupées, qu'elle gratifie de nouveaux surnoms, comme les Puants ou les Sauvages. Elle décrit leur organisation hiérarchique, leurs règles brutales. Elle évoque son impuissance face à la mort de certains mais aussi ses meurtres quand elle croit son secret en passe d'être découvert. Elle y fait part également de son découragement, car ses recherches n'avancent pas, et ses visites régulières dans le dortoir des enfants n'aboutissent à rien. Elle s'en prend à la Terre entière: à ses parents, aux Chevelus qui la confinent dans ce rôle stupide de Chamane, à certaines portes de la Maison qu'elle n'arrive pas à ouvrir et derrière lesquelles son frère attend peut-être en pleurant. Le journal continue sur des dizaines de pages. Les cahiers suivants sont plus techniques; elle y détaille surtout ce qu'elle apprend en soignant les autres. Je trouve peu d'indications sur sa vie personnelle, qu'elle considère comme monotone et "mortifère". Elle m'a interdit de lire le dernier cahier, sans doute parce qu'elle y parle de moi.

Quand je relève la tête, je m'aperçois que la nuit est déjà bien avancée. Eve dort. Je la regarde un peu avant de me décider à quitter son refuge.

CHAPITRE 10

Ce matin, ma première pensée est pour Affre.

Je l'ai peut-être empoisonné en voulant le guérir. Je le secoue doucement. Il ouvre les yeux.

- Tu as vu que je t'avais rapporté de l'eau?

- Oui, elle a un goût inhabituel. J'ai même pensé qu'on voulait me supprimer... Il paraît que c'est très courant en ce moment.

- Les nouvelles vont vite.

- Je dors à côté d'un Lézard très important qui parle pendant son sommeil. Quand je suis réveillé la nuit, c'est parfois instructif.

- Je t'ai rapporté une gourde d'eau fraîche.

- Je la boirai entièrement et je penserai à toi.

Quand je retrouve mes amis, ils me reprochent mon imprudence.

- On avait dit qu'on ne se quitterait plus, insiste Octavius.

- C'est plus fort que lui, il se croit invincible, conclut Claudius.

- Vous avez raison, les gars, je ne recommencerai plus.

Par mesure de sécurité, l'énorme Relignas nous escorte jusqu'à la salle d'étude. Nous prendrons notre petit déjeuner sur place et il passera régulièrement voir si tout va bien. Sous couvert de protection, nous serons davantage surveillés. Nous devons aussi nous habituer à vivre à l'écart des autres, mais c'est pour nous un soulagement.

Je retrouve mon cahier et mes écritures ainsi que l'ancien César, déjà installé avec un nouveau livre. Mes copains découvrent aujourd'hui des ouvrages sur les balises, les phares et l'usage des instruments d'orientation.

Aujourd'hui, je pars d'une nouvelle hypothèse: Jove n'aurait utilisé que neuf chiffres en répétant une fois le même. Le nombre 9 offre une nouvelle possibilité: remplir un carré de neuf cases. On place les chiffres dans l'ordre croissant et on peut tracer un parcours en les reliant entre eux. On peut ainsi expérimenter différents dessins: des formes géométriques, des signes, des lettres qui s'inscrivent dans un carré. Si je passe deux fois sur le même nombre, je l'écris deux fois, par exemple 7536895124. On peut choisir que le point d'arrivée soit le même que le point de départ, tel un serpent qui se mord la queue, comme 1523698741.

Quand les possibilités d'un carré sont épuisées, on peut bouleverser l'ordre des chiffres dans les cases. Je me souviens avoir trouvé les numéros des caches d'armes en faisant varier cette figure et en sélectionnant seulement les cinq premiers chiffres. Les quatre coins du carré étaient occupés par les chiffres 1,2, 3 et 4, les autres cases vides par le chiffre 0. On effectuait alors la lecture à partir du coin gauche en tournant dans le sens des aiguilles d'une montre: 102,203,304,401.

Je couvre ainsi de combinaisons des pages entières du cahier avant de me décider à faire une pause pour manger. Nous en profitons pour interroger Gouffre sur la vie des César. C'est un gars qui aime raconter.

- Dans notre formation, précise-t-il, on nous obligeait à prendre des décisions parfaitement illogiques et à les imposer aux enfants avec une courte argumentation. Les autres observaient notre visage qui devait rester absolument impassible. On devait également, sans sourciller, se montrer totalement injustes, considérer avec dédain les pleurs et la douleur qu'on pouvait provoquer. Le soir, quand on se rappelait nos "exploits", il était de bon ton d'en rire. J'essaie de me persuader, depuis mon évasion, que je n'ai jamais pris de plaisir à ces jeux et que j'étais différent. Mais je suis sûr que, si j'étais resté, je serais vraiment devenu comme eux, un monstre froid et cruel, bien pire que les soldats qui exécutent les ordres par crainte ou parce qu'on leur a gommé tous repères moraux. Certains de mes condisciples éprouvaient une forme de jouissance à cet exercice du pouvoir et étaient toujours prêts à aller plus loin. Jove les encourageait dans cette voie... Affre vous a expliqué ce qu'on faisait à ceux qui étaient trop tendres. Comme vous le comprenez, je suis un miraculé.

- Mais tu ne t'amusais jamais? interroge Octavius.

- De rares fois, quand on a reçu nos chaussures aux semelles de feutre par exemple, celles qui te permettent de te déplacer sans bruit. On s'amusait entre collègues à se faire sursauter.

- Mais, aujourd'hui, cette vie solitaire de prisonnier doit te peser? intervient Claudius.

- C'est vrai que j'avais imaginé mon séjour chez les Oreilles coupées comme un passage avant de retrouver le continent, mais j'avais tout faux. Ici, personne ne peut ou ne veut partir. J'espère que vous serez l'exception. Ce qui m'a sauvé, ce sont les livres. J'apprends et je m'ouvre l'esprit en les lisant chaque jour. Certains permettent même de vivre d'autres vies le temps de leur lecture. Tenez, celui-là est magique, par exemple.

Il brandit un gros volume à la couverture rouge et or dont je n'arrive pas à déchiffrer le titre.

- Peut-être un jour, ajoute-t-il, trouverez-vous le temps de penser à autre chose qu'à votre survie.