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Cette dernière remarque me rappelle que je dois rencontrer Nairgels pour lui parler de la partie d'inche. Je m'attends à des résistances, voire à un refus. Pendant que mes amis, comme la veille, testent mes hypothèses, j'essaie de mon côté de construire mes arguments.

Avertis de ma demande d'audience par Relignas, trois membres du Premier cercle ont choisi, sans doute par souci de discrétion, de venir eux-mêmes nous voir. Ils s'installent autour de notre table et font comprendre à Gouffre, d'un seul regard, qu'il est de trop chez lui.

- Vous avez réussi à ouvrir le classeur infernal? commence Nairgels, ironique. Non, vous avez encore fait une bêtise qui va mettre en péril la communauté. Je me trompe?

- Je vais vous expliquer, dis-je simplement, et vous jugerez ensuite. Hier soir, je surveillais la douche de mes amis lorsque j'ai entendu un gars qui marchait vers moi: c'était un soldat de la Maison. Il venait me délivrer un message de la part de Rémus.

- Et par le plus grand des hasards, me coupe un Lézard que je ne connais pas, c'est justement à toi personnellement qu'il s'adresse...

- Si tu me laisses finir, tu comprendras pourquoi.

- Laisse-le parler, lance Nairgels.

- Le message était le suivant: Méto, tu m'as promis une partie d'inche avant de partir. Je sais, par Marcus, que tu n'es plus blessé. Il serait temps que tu tiennes ta parole. C'est vrai qu'il y a quelques mois, pour calmer une de ses crises, je lui ai fait cette promesse, mais j'espérais être parti avant la date fixée. Le soldat m'a demandé une réponse tout de suite. Je lui ai dit que je n'avais rien à gagner dans cette histoire. Il m'a répondu que ce n'était pas la réponse attendue et là je l'ai senti menaçant. Il a ajouté que je pouvais, en revanche, fixer des conditions. Alors je lui ai proposé ceci: la libération de Marcus si on gagnait. "Et si tu perds?" a-t-il lancé. Je ne savais pas quoi proposer, à part moi. Alors j'ai déclaré que je me livrerais à la Maison en cas de défaite. Il est parti. Voilà. Bien entendu, ce que j'ai dit n'engage que moi. Ici je ne suis rien, vous me l'avez souvent précisé. On peut donc oublier tout ça, cela sera sans aucune conséquence pour vous. J'ai même hésité à venir vous parler de cette idée tout droit sortie du cerveau d'un enfant malade et violent. Mais je me suis dit que vous deviez juger par vous-mêmes si vous ne pouviez pas trouver un intérêt à accepter.

Ils se lèvent dans un même mouvement et quittent la pièce sans un mot. Mes copains esquissent un sourire.

- Comme ça, elle est beaucoup mieux, ton histoire, Méto, plaisante Octavius à voix basse.

En revenant, Gouffre est bousculé par un des Chevelus qui a fait demi-tour et qui agite un doigt menaçant devant nous.

- Vous trois! Interdiction formelle de quitter la grotte, les Chouettes auront pour consigne de vous abattre si vous traînez à l'extérieur. Compris?

À part attendre, nous ne pouvons plus rien faire. Comment allons-nous, par exemple, connaître l'horaire du bateau qui nous permettra peut-être de partir? Je n'ose interroger Toutèche, car j'ai peur de le mettre en porte-à-faux par rapport à son clan. Me croira-t-il quand je lui expliquerai que même leur chef est prêt à consentir à notre départ, enfreignant ainsi une de leurs lois fondamentales stipulant qu'on ne doit jamais quitter l'île?

Nous voyons avec plaisir Affre entrer dans notre refuge. Il serre Gouffre dans ses bras et s'assoit.

- Méto, je vais beaucoup mieux grâce à ton traitement. Je crois deviner où tu l'as déniché...

- On ne peut rien te cacher, lui dis-je en lui tendant la boîte. Prends le reste et respecte les dosages.

- Tu as pris beaucoup de risques pour moi. Comme je vais mieux et que je sais que vous êtes bloqués ici, j'ai cherché les informations qui vous manquaient pour votre petit voyage. D'abord, les horaires du bateau. Il accostera dans trois jours à 18 heures. Le déchargement dure environ deux heures, ensuite les hommes du continent prennent une heure pour se restaurer avant de repartir. Il y a deux gardes armés en permanence devant le bateau, mais personne à l'intérieur. Il faut donc, entre 20 et 21 heures, grimper sur le bateau en passant par la mer, neutraliser sans bruit les gardiens et partir direction est-sud-est. Et espérer très fort. Je crains que le danger ne vienne plutôt de nos amis Oreilles coupées.

- Nairgels m'a promis de fermer les yeux... si je trouve la combinaison du classeur gris, ce qui n'est pas gagné.

- Je suis surpris par cette largesse. Je crois qu'il veut se débarrasser de vous à tout prix. Vous devrez quand même vous méfier. Il faut vous attendre à devoir tirer sur eux s'ils s'interposent, peut-être même sur Titus.

Relignas nous livre notre repas du soir. Il reste de longues minutes à nous fixer. Avons-nous à ce point des visages de comploteurs?

Je ne sais pas si c'est le manque d'activité physique, mais j'ai du mal à me reposer. J'ai le sentiment d'avoir été bien présomptueux et d'avoir promis des succès qui, dans la réalité, relèvent tous du miracle. Il y a peu de chances que le match d'inche soit autorisé et, s'il l'était, qu'on puisse le gagner. Je doute aussi de réussir mieux que les autres à ouvrir le classeur gris. N'ai-je pas dans le passé réussi seulement par chance ou par hasard? Il ne me reste que soixante-douze heures pour trouver. Sans les renseignements concernant nos véritables identités, comment pourrons-nous faire nos recherches, une fois arrivés sur le continent?

Je vais retrouver Eve. Ce soir, elle arbore un visage dur, comme si elle voulait se protéger à l'avance d'une nouvelle épreuve et avait décidé de renoncer à notre relation. J'ai l'impression de pouvoir lire en elle les questions qu'elle se pose: "Pourquoi es-tu venu? Tu as encore besoin de moi? Tu crois que je te laisserai m'abandonner?"

- Bonsoir, Eve.

- Tu es venu me dire adieu, c'est ça?

- Non, pas du tout.

Je veux lui prendre les mains mais elle refuse. Je décide de tout lui raconter de nos projets sans rien omettre des dangers qui pèsent sur nous. Je lui explique que je saurai bientôt si son frère est encore sur l'île et que, si c'est le cas, on le récupérera avant de partir. S'il se trouve ailleurs, je le chercherai à ses côtés jusqu'au bout du continent. Je lui chuchote qu'elle est mon amie maintenant et que je n'imagine pas quitter l'île sans elle, en la laissant sous la menace de ces Barbares. Je la prends dans mes bras. Elle se laisse faire mais reste figée comme si elle refusait de croire à ce morceau d'espoir. Quand je me détache d'elle, Eve me regarde m'éloigner sans m'adresser le moindre signe amical.

À peine réveillés, Relignas nous conduit dans la salle d'étude où attendent les six membres du Premier cercle, assis à nos places.

- Nous avons réuni cette nuit le Premier et le Deuxième Cercles et avons décidé d'accepter cette partie absurde, dans le seul but de récupérer le corps de Nardre. Ils devront nous le livrer avant le match en signe de bonne volonté. Nous ne voulons pas que son retour soit conditionné par votre victoire à laquelle nous ne croyons pas. Tu ne pourras aligner dans ton équipe que des hors-cercle. Titus ne pourra donc pas participer. Pour le reste de l'organisation, tu t'en occupes et tu nous en réfères.

- Il faudra donc que nous soyons autorisés à prendre une douche en début de soirée pour aller à la rencontre du soldat, précise Claudius.

- Entendu. Je vous rappelle aussi que, au cas où vous réussiriez à ouvrir le classeur, vous n'êtes pas autorisés à le lire. Vous devez nous le faire savoir immédiatement.

- J'avais compris, dis-je.

À peine sont-ils sortis que je reprends ma phrase:

- J'avais compris qu'il faudrait vous mentir encore une fois.