Ce matin, à peine arrivé dans la salle d'étude, je saisis le classeur gris et aligne les chiffres de ma combinaison. Cela ne s'ouvre pas, j'essaie à l'envers, sans résultat. Je décide d'expliquer aux autres ma théorie. Ils semblent impressionnés, surtout Gouffre qui en lâche son livre:
- Hélios, tu connais le nom de l'île, Méto! Tu reçois tes informations de l'Autre Monde?
Je souris pour toute réponse. J'ai eu envie de répondre "presque" mais je me suis ravisé, il aurait pu comprendre que je tenais mes renseignements de l'Entre-deux. Mes copains sont excités et peinent à se concentrer. Ils gribouillent chacun de leur côté, à la recherche d'une solution. Gouffre se replonge dans sa lecture.
- Je ne sais pas si je suis le seul dans ce cas, intervient Octavius, mais je peux lire mes 2 dans les deux sens. Alors, ça pourrait être: ILE2HELIOS. Ce serait un peu comme un jeu de mots, "deux" à la place de "de".
- Je crois que tu es génial, dis-je.
Nous testons l'hypothèse sur-le-champ: 5017342371, puis dans l'autre sens: 1732437105, mais ça ne fonctionne pas.
- Et tu es sûr de l'orthographe du nom? Hélios n'aurait pas deux L par exemple?
- Non, je l'ai vu écrit et j'en suis sûr.
- Sur les cartes anciennes, précise soudain Gouffre en gardant les yeux sur sa lecture, on trouve parfois "île" écrit sans l'accent circonflexe, avec un s avant le l.
Sans attendre, je reprends la manipulation en suivant sa suggestion: ISLEHELIOS, soit 5017343751. Et... ça s'ouvre! Nous nous regardons tous les quatre. Une vague de chaleur afflue soudain en moi. Je soulève délicatement la couverture de métal du classeur et j'observe la première page. Elle se présente sous la forme d'un tableau avec un titre au-dessus de chaque colonne. Je lis à haute voix, de gauche à droite:
- Nom, prénom, date de naissance, fratrie, adresse, nouveau nom et date d'arrivée.
Gouffre suggère que l'un d'entre nous fasse le guet dans le couloir.
- Si vous prenez des notes, apprenez-les par cœur et faites-les disparaître. On est en train de jouer nos vies.
Octavius se dévoue après avoir hésité. Nous parcourons la dernière colonne à la recherche de nos noms. Au bout de la sixième page, c'est l'ancien César qui réagit:
- Là, Philippus, c'était moi! Je m'appelle Alain C., j'ai vingt et un ans aujourd'hui. Fratrie: 3/3, je suis le troisième et dernier enfant de la famille, et j'habitais Zone 17. E189. EO! Là, Sextus, c'était Affre! Il faut recopier les informations pour lui.
C'est au tour de Claudius de découvrir qu'il s'appelle Richard et est l'aîné d'une famille de deux enfants. Octavius, qui trépigne à la porte, s'appelle Jacques et a un frère ou une sœur, Marcus se prénomme en réalité Olivier, mais ça, on le savait déjà. Il est le dernier d'une fratrie de trois. Je découvre que, à la différence des autres, on n'a pas changé mon prénom: je m'appelle Méto M. et j'ai un petit frère ou une petite sœur. Nous recopions tous fébrilement nos lignes respectives, plus celles de Marcus, d'Octavius et d'Affre. Claudius voudrait que je remette tout en place au plus vite, avant que quelqu'un ne nous surprenne.
- Laissez-moi encore une dizaine de minutes, je vais juste parcourir la fin de la liste pour voir si je ne remarque rien de particulier.
Je ne peux pas leur dire que je cherche Gilles, le frère d'Eve. Je m'y reprends plusieurs fois. Il est introuvable. Mes copains s'impatientent. Je referme le classeur et le range soigneusement. Je déclare avec fermeté:
- Pas un mot au Premier cercle avant la fin de l'inche! On est tous d'accord.
Incapables de penser à autre chose qu'à ce que nous venons d'apprendre, nous restons silencieux et immobiles le reste de l'après-midi. Nous savourons notre réussite.
À 17 heures, nous retrouvons sur la plage les autres membres de l'équipe. Nous enfilons avec un plaisir certain notre équipement. Après un échauffement musculaire très complet, mené par notre capitaine, Claudius, nous organisons une courte partie à trois contre trois pour tester la résistance des Violets volontaires. Ils nous surprennent agréablement par leur agressivité. On pourra peut-être le gagner, ce match, après tout. Nous essayons l'ouverture dite de la "grosse bête"; malgré mon acharnement et celui de mes trois coéquipiers, nous ne parvenons pas, au cours des trois essais, à décoller Octavius de Claudius. Nous sommes euphoriques et allons plonger dans l'océan pour rincer notre sueur. Nous chahutons en nous faisant des chatouilles. Octavius et les trois petits hurlent de rire.
Affre nous rejoint sur la plage. Je m'isole avec lui pour lui faire part de la grande nouvelle. Je lui récite ce que j'ai lu sur lui.
- Je te remercie, Méto, mais pour moi c'est trop tard et puis je n'aime pas mon prénom. Le vrai, c'est celui que je me suis choisi.
Quand je pénètre dans l'Entre-deux, je suis très ému; Eve le sent tout de suite. Et comme si j'étais contagieux, je vois son visage qui devient plus grave. Je lui révèle sans attendre que son frère n'a jamais vécu sur cette île. Je m'attendais à ce qu'elle explose en sanglots, après tous les sacrifices qu'elle a endurés pour rien, mais elle semblait s'y attendre car sa voix est maîtrisée:
- Je m'en doutais, depuis quelques mois déjà. Au moins, maintenant, je sais. Je crois que Garry se sentait incapable de s'engager tout seul et qu'il m'a menti pour que je l'accompagne. Mon frère est peut-être parti pour un endroit moins dur.
Je lui donne tous les renseignements obtenus par Affre sur les horaires et le lieu de l'embarquement, au cas où elle aurait à s'enfuir seule, car nous devons envisager l'hypothèse de la défaite à l'inche.
- Je ne sais pas, dit-elle calmement, si je trouverai le courage de m'évader sans vous.
- Sache que, quelle que soit ta décision, je ferai tout pour te retrouver. Je ne t'abandonnerai jamais.
- Quand je vois à quel point tu es fidèle à Marcus, je me dis que je peux compter sur toi. Maintenant, laisse-moi et retourne avec tes frères. Repose-toi bien pour être en forme demain. À bientôt, Méto.
- À bientôt, Eve.
Malgré son conseil, je ne trouve le sommeil qu'aux premières heures du jour. Le réveil est douloureux. Mes amis n'ont pas l'air très en forme non plus. Nous regagnons directement notre refuge où nous passons la journée à cogiter chacun de son côté. Nous avons tous les trois des difficultés à manger. Nous nous forçons sous la pression de Gouffre, qui nous a apporté un plateau spécialement préparé par Louche en vue de la compétition. Il y a un petit mot caché sous une assiette. À demain ou à plus tard. Je crois en vous. L.
À 17 heures, nous nous rendons sur le terrain en tenue. Nous croisons trois Renards portant au-dessus de leur tête un corps enveloppé dans un linge blanc. Des serviteurs de la Maison ont déjà investi les lieux et délimité le terrain. Deux panneaux de bois, percés d'une niche, ont été installés à chaque extrémité. Une ficelle rouge est tendue à une vingtaine de centimètres de hauteur pour marquer les limites latérales. Nous découvrons l'équipe adverse qu'on pourrait surnommer "Rémus et les traîtres", car sont présents Paulus, l'ancien protégé de Claudius, Julius, Publius et Crassus, qui est remplaçant. Je reconnais aussi Mamercus, qui avait disparu avec Numérius avant l'attaque et qu'on croyait mort. Quand je lui souris, il évite mon regard, sans doute pour me signifier qu'il n'est pas libre de parler. Rémus s'approche, me prend dans ses bras et déclare, visiblement ravi: