- Alors moi, j'avais les yeux collés parce qu'ils pensaient que j'allais mourir?
- Peut-être. Je ne sais pas. Ici, on ne comprend pas tout.
Mes trois frères accourent en même temps, me pressent les mains. Marcus verse une larme. L'émotion me submerge, j'ai presque du mal à respirer. J'aimerais les serrer dans mes bras et ne plus les lâcher. Je suis heureux enfin.
Quand je me réveille, ils dorment tous. J'entends leur respiration comme au dortoir. Je me sens mieux maintenant. Avec eux, j'ai le sentiment qu'il ne peut rien m'arriver.
Tout de même, les dernières paroles d'un des chefs résonnent en moi. J'aurai des "comptes à rendre" pour leurs combattants disparus. Que croient-ils, qu'on a volontairement envoyé au massacre des dizaines d'êtres humains? Qu'on est dirigés par leurs ennemis et qu'on est des traîtres? Tout à la joie de revoir mes proches, je n'ai songé qu'à moi. Après avoir compris qu'ils étaient sains et saufs, je n'ai pas demandé de nouvelles de ceux que nous avons entraînés dans la révolte presque malgré eux. J'ai du mal à évaluer le nombre des dormeurs qui m'entourent. Je tourne la tête et m'aperçois qu'ils sont nichés dans des alvéoles creusées dans la roche. Quelques échelles permettent à certains de gagner les plus hautes: il doit y avoir une dizaine de trous. Quand je me tourne de l'autre côté, je distingue les pieux qui forment comme une grille, nous séparant du reste de la grotte. Il m'est impossible de voir derrière moi, il fait trop sombre, mais j'imagine qu'une barrière ferme notre enclos. Nous sommes donc prisonniers. Moi, fixé à mon lit, je le suis doublement. La lumière est faible. Deux lampes à huile sont disposées dans de petites cavités situées à un mètre cinquante de hauteur. Derrière nos barreaux, j'aperçois une lueur plus vive. C'est un feu de camp installé à même le sol, à une trentaine de mètres de nos couchages. Des ombres immenses se découpent sur la paroi. Elles se lèvent, s'assoient, circulent. Je n'entends rien de leur conversation. Brusquement, le ton semble monter. Des grognements, des sifflements, des insultes incompréhensibles. Un nouveau combat sans doute, mais qui reste localisé loin de nous. Soudain, un bruit de pierre qui tombe dans l'eau, semblable à un signal de fin. Je ne perçois plus que des murmures qui s'éloignent.
Je vais me forcer à me rendormir. Je serai en meilleure forme demain pour parler avec mes amis, si, par chance, on ne les envoie pas trimer au loin avant mon réveil.
Ils sont là et s'affairent en silence autour de moi. Ils sourient tous, heureux de m'avoir avec eux.
- J'ai récupéré un peu de nourriture pour toi, commence Marcus. Ils ne vont pas tarder à nous appeler.
- Pour faire quoi?
- On ne sait jamais avant d'y aller. Du ramassage sur la plage, des trous à creuser, du nettoyage, de la cuisine...
- Y a-t-il eu d'autres survivants?
- Nous ne sommes plus que douze sur les cinquante-deux à s'être enfuis: cinq Rouges, sept Violets mais aucun serviteur. Les autres ont disparu dans la bataille.
- Disparus, ça ne veut pas dire morts... Que sais-tu de Tibérius, par exemple?
- Je l'ai entendu appeler au secours pendant les combats. Il semblait touché à la tête. Mais on ne pouvait rien faire, les soldats étaient si nombreux!
- Qui sont les Violets?
- Brutus, Flavius, Proculus, Aurélius, Démétrius, Sylvius et Lucius.
- Pourquoi ne sont-ils pas venus me voir?
- Je ne sais pas.
- Tu sais pourquoi je suis attaché?
- C'est pour éviter que tu bouges trop pendant ton sommeil. Tu risquerais d'arracher ton pansement. Tu as, paraît-il, une immense cicatrice au ventre et ils ont peur qu'elle ne s'ouvre. Dans quelques jours, tu pourras t'asseoir.
- Vous avez beaucoup discuté avec les Oreilles coupées?
- Non. Ils ne répondent jamais à nos questions. Ils crient seulement quelques ordres de temps en temps.
Hier, ils nous ont juste expliqué comment nous occuper de toi. Autrement, ils nous évitent et parlent dans notre dos. Je n'avais jamais imaginé un accueil aussi terrible. Tu veux boire? propose Marcus.
- Oui.
Il me relève doucement la tête pour me faire avaler de l'eau.
- Je crois que tu devrais te reposer maintenant. Tu es une sorte de miraculé, tu sais.
- Tu n'as pas été blessé?
- J'ai perdu connaissance au début du combat. Mais je ne me souviens de rien. Je ne me suis réveillé que quelques heures plus tard, dans la grotte.
- Et on a une idée de ce qui t'est arrivé?
- Non. Certains ont suggéré que je m'étais évanoui à cause de la peur. Souviens-toi, Marcus le trouillard...
- Je n'ai jamais pensé ça de toi. Je suis sûr qu'il y a une autre raison.
- Peut-être. Ils ont parlé à mi-mot d'un étrange bubon sur ma cuisse gauche, comme si on m'avait fait une piqûre qui se serait infectée...
Soudain, derrière nous, une voix grave appelle:
- Au boulot, les minus!
Le ton est dédaigneux. On sent l'homme presque dégoûté de leur adresser la parole.
Mes camarades partent en courant et tête baissée. Le silence revient. J'ignore combien de temps je vais devoir attendre leur retour.
Durant les quelques jours qui suivent, les douleurs s'estompent peu à peu et je me sens revivre. J'ai tout le loisir de me faire une idée précise du lieu où je me trouve, ayant demandé à mes amis de m'installer au plus près des pieux. Je profite maintenant d'une excellente vue sur tout ce petit monde. Je perçois les sens de circulation, les différentes issues. L'endroit est très vaste et change d'atmosphère tout au long de la journée. Abandonné durant de longues heures, il se remplit à la nuit tombée des cris et des rires des hommes qui reviennent de la "chasse". C'est le mot qu'ils emploient mais je ne vois jamais la moindre trace de gibier. Peut-être le déposent-ils à l'entrée ou dans une cuisine. Je retrouve les autres dans ces moments-là. Ils s'occupent de me nourrir et de me porter jusqu'à des toilettes aménagées à une cinquantaine de mètres de notre prison, dans un recoin de la grotte.
Les Oreilles coupées sont très différents de nous. Ils ne sont pas seulement plus grands, mais également plus massifs. Ils occupent l'espace et sont impressionnants. Leurs barbes et leurs chevelures sont souvent très fournies, parfois structurées par des tressages qui ressemblent à des cordes. Leur façon de s'habiller est étonnante. J'ai mis un certain temps à comprendre que leur accoutrement avait pour base l'uniforme de la Maison: ce sont les mêmes chemises, mais taillées en lanières, parfois agrémentées de coquillages, recouvertes de dessins, de signes. Leurs pulls sont percés de trous aux contours bien dessinés ou sauvagement tailladés. Les pantalons sont tantôt raccourcis, tantôt serrés au niveau des mollets par d'épaisses ficelles. Des broderies grossières utilisant des fils de toutes sortes décorent les vestes. Et que dire de leurs visages, marqués de curieuses cicatrices aux formes géométriques, de peintures noirâtres qu'ils nomment tatouages et d'autres, plus rouges, qui ressemblent à des brûlures? Certains font peur, d'autres me feraient plutôt rire. J'ai réussi à reconnaître quelques anciens de la Maison, enfin, je crois, car ils ont beaucoup changé et portent sans doute d'autres noms maintenant.
Caché derrière mes poteaux, j'ai le sentiment d'être transparent. J'écoute les conversations. Quand des Oreilles coupées viennent s'appuyer contre les morceaux de bois pour discuter, je me mets dans la position du dormeur. J'essaie de mémoriser un maximum d'informations que je trie ensuite pendant mes longs moments de solitude. Le soir, mes copains se regroupent autour de moi et nous partageons ce que nous avons appris.
J'avais évalué le nombre des Oreilles coupées à une quarantaine, mais Octavius me précise que la communauté compte aussi une dizaine de membres travaillant sur la plage et dans les cuisines, que l'on n'aperçoit jamais dans la grotte principale.