Je sais aussi qu'ils ne se rassemblent tous que très rarement, pour des raisons de sécurité. J'ai découvert qu'ils prennent les grandes décisions au sein de différentes assemblées appelées cercles. Les discussions tournent beaucoup autour de paris organisés avant les matchs d'inche. J'ai eu du mal à le croire mais, quelque part dans ces grottes ou peut-être à l'extérieur, se cache un vrai terrain. Ils parient de la nourriture, des coquillages ou des corvées. La question de leur rang revient sans arrêt, ils semblent acquérir une place dans la hiérarchie grâce à des duels. Je pense aux deux combats dont j'ai été le témoin auditif. Mes amis m'ont expliqué un soir qu'il en existe un troisième type, qui se pratique sur des échelles. La communauté est divisée en groupes, des clans qui s'opposent parfois violemment. J'ai également compris ce qui se cache derrière le terme "chasse". C'est du pillage. La quasi-totalité de ce que nous consommons ou utilisons ici est volée ou détournée de la Maison. Une économie de parasites. Je n'arrive pas à m'expliquer comment cette situation peut durer depuis tellement d'années. Si ceux de la Maison décidaient de renforcer les contrôles, ils pourraient facilement affamer les membres de la communauté. Les Oreilles coupées doivent avoir des complices à des niveaux importants car ils mangent tous à leur faim.
Ce soir, quand je retrouve mes amis, Claudius a la mine grave:
- Un des Anciens, dont j'ignore le nom, m'a demandé de tes nouvelles. Quand je lui ai appris que tu allais mieux, il m'a dit qu'on devait s'attendre à rendre bientôt des comptes devant le Grand cercle. Seulement toi et moi, en tant que meneurs du soulèvement. Dès que tu seras sur pied, ils vont organiser un procès.
- Et on risque quoi?
- S'ils prouvent une complicité avec les César ou avec Jove et ses fils, on peut être condamnés à mort.
- Rien que ça! Claudius, sais-tu où est mon sac? Il y avait des documents précieux à l'intérieur.
- Je m'en souviens, ton dossier de sciences naturelles sur les femelles.
- On dit "femmes", Claudius.
- Sur les femmes, tu as raison. Tu te rappelles m'avoir promis un jour que j'en verrais une vraie? Ça ne sera pas pour tout de suite... Il y avait aussi un petit cahier avec nos noms suivis d'une lettre et un classeur métallique fermé par une combinaison à dix chiffres. On nous a tout pris. "On verra plus tard", qu'ils disent. Si tu veux mon avis, on a peu de chances de remettre la main dessus.
- Surtout s'ils nous tuent après le procès, dis-je en esquissant un sourire.
- Je n'aime pas ton humour, intervient Marcus. Je crois que nos hôtes sont capables de le faire.
- Ne dites pas ça, s'insurge Titus. Ces gars sont énervés contre nous parce qu'ils sont malheureux, mais ce ne sont pas nos ennemis. Ils nous hébergent et nous nourrissent, ils ont aussi soigné Méto. Nous leur devons le respect.
- Moi, je n'arrive pas à leur faire confiance, reprend Marcus. Je n'ai toujours pas digéré l'épreuve qu'ils nous ont fait subir le deuxième soir. Toi-même, tu as cru que tu allais mourir!
- C'est vrai, mais ce n'était qu'un jeu. La preuve, nous sommes toujours vivants!
Je voudrais bien couper court à cette discussion, mais j'ai trop envie de savoir ce qui s'est passé.
- Vous pouvez m'expliquer?
Claudius prend la parole:
- La journée qui a suivi les combats a été épuisante. Les Oreilles coupées nous ont fait nettoyer le champ de bataille. Nous devions collecter les armes, les vêtements, les lambeaux de tissu, les douilles, mais aussi retourner la terre souillée par le sang, comme s'il fallait faire disparaître la moindre trace. Les sacs ont ensuite été posés au centre de la grotte. Les gars pleuraient ou laissaient exploser leur colère sur tout ce qui se trouvait à leur portée. Nous faisions donc de grands détours pour les éviter. Au début de la soirée, alors que nous dévorions en silence les quelques restes de provisions oubliés au fond de nos poches, l'un deux s'est planté devant nous et a déclaré que nous allions participer à la "grande épreuve". Les règles étaient simples: on disposait de quatre minutes pour se cacher. Le premier qui serait découvert mettrait fin au jeu, mais serait exécuté sur-le-champ. Si personne n'était attrapé au bout d'un quart d'heure, nous aurions tous la vie sauve. Nous devions attendre le cri de départ pour nous mettre en mouvement. Tu peux imaginer dans quel état de panique nous nous trouvions. Titus nous a réunis pour nous donner de précieux conseils: ne pas rester groupés, mouiller nos avant-bras et notre visage pour les couvrir ensuite de poussière afin de nous camoufler et masquer les odeurs corporelles, nous glisser dans des trous profonds, chercher une position confortable et faire le mort. Un cri aigu suivi d'une immense clameur nous a fait comprendre que la partie venait de s'engager. Le plus dur, au début, a été de parvenir à se séparer et à s'enfoncer dans le noir de couloirs inconnus. Des trous, ici, il y en a partout, mais peu sont d'une profondeur permettant de se mettre à l'abri de chasseurs aussi expérimentés que les Oreilles coupées. À peine calés au fond de nos cavités, il a fallu attendre l'arrivée de la meute surexcitée. Armés de torches et de barres de fer, ils fouillaient au hasard. Nous avons presque tous senti les flammes nous lécher la peau ou les vêtements. Octavius a été brûlé au coude mais n'a pas crié. En fait, malgré l'état d'épuisement et de terreur dans lequel nous nous trouvions, aucun de nous n'a craqué.
- Tu oublies de dire qu'ils en ont trouvé un. On l'a tous entendu hurler et supplier, intervient Marcus.
- Laisse-moi finir, reprend sèchement Claudius. En effet, nous avons entendu des plaintes mais, à la fin du jeu, nous étions tous là. On peut donc penser qu'ils ont voulu nous faire peur en simulant une exécution.
- Tu es absolument sûr, demandé-je, d'avoir eu en tête, à ce moment précis, tous les survivants de la Maison?
- Cette histoire a hanté mes nuits pendant plus d'une semaine. Je me suis repassé sans fin la liste des enfants présents à la fin de la bataille. Et, surtout, j'ai interrogé tous les survivants. J'en suis arrivé à la conclusion qu'il n'y avait eu aucune exécution ce soir-là. Maintenant que tu es au courant, Méto, j'aimerais que nous n'évoquions plus cet épisode. Allons-nous coucher.
Je suis autorisé à m'asseoir depuis ce matin. J'ai toujours très mal au côté droit. Dès que je bouge pour remettre en place l'oreiller ou que je me redresse, ma blessure se réveille et c'est comme si on m'enfonçait des aiguilles dans le ventre. Cette nouvelle position me permet de mieux voir, mais présente l'inconvénient de me rendre beaucoup plus visible. Je dois maintenant tendre l'oreille pour saisir les bribes d'une conversation car les gars s'approchent moins de moi.
Un certain Plautius, qui était Rouge quand je suis arrivé à la Maison, m'a reconnu. Après être passé plusieurs fois à proximité en ne m'adressant qu'un signe discret, il s'est enfin décidé à s'arrêter, un jour où la salle s'était vidée plus vite qu'à l'habitude.
- Je me souviens de toi, Méto. Tu étais un petit animal buté à l'époque.
- Plautius, comme tu as grandi! Tu ne pourrais plus passer sous les portes de la Maison.
- Je ne suis plus Plautius. J'ai renié mon nom d'esclave. Je suis Radzel maintenant. Tu vas mieux, on dirait. Le Chamane a encore fait des miracles. C'est un magicien, tu sais.
- Je l'ai vu quand j'étais là-bas. Il portait même...
- Tais-toi. On ne peut pas le décrire car il est invisible.
- Si, je t'assure, je l'ai vu.
- Tu devais délirer à cause de la fièvre, rétorque-t-il en haussant brusquement la voix, et tu as rêvé que tu le voyais. Un conseil, et pour une fois dans ta vie, suis-le, celui-là: ne me contredis pas quand je t'affirme que tu n'étais pas dans ton état normal. Et surtout, Méto, ne répète à personne ce que tu m'as confié.