Il s'arrête et semble réfléchir.
- Ici, ajoute-t-il sur le ton de la confidence, certains affirment que celui qui croise le regard du Chamane mourra dans les deux jours.
- Je ne dirai rien, c'est promis.
- Moi non plus. Allez, repose-toi maintenant. Si tout se passe bien, je t'emmènerai chasser un jour.
Ce matin, j'ai le droit de faire quelques pas, soutenu par Marcus et Octavius. Ils me lâchent même quelques secondes. Ils se tiennent les bras écartés, comme pour faire la ronde, prêts à me saisir si je vacille. Je suis heureux de tenir debout malgré la douleur, mais soudain une fatigue terrible m'envahit et mes amis me réinstallent dans mon lit. Je m'endors presque instantanément.
Ma rééducation se poursuit. Je dois suivre fidèlement les prescriptions de "celui qu'on ne peut regarder". Chaque jour, il faut que j'ajoute à mon programme dix pas en étant soutenu par mes camarades et cinq pas en solo. À partir du cinquième jour, je dois aussi m'entraîner à grimper à l'échelle, à raison de deux barreaux de plus par jour. C'est dur et je manque souvent de dégringoler, mais je suis très motivé à l'idée de revoir le ciel.
Plautius-Radzel est revenu me parler. Il y semble autorisé, cette fois-ci, car sa voix est plus assurée et il ne passe pas son temps à regarder autour de lui.
- Alors, comme ça, commence-t-il, tu étais un des chefs de cette mutinerie? Tu ne t'es jamais assagi, Petit Méto... Combien de frigos en tout?
- Quatre jours. Un record, d'après Romu, il...
- Romu le chien, tu veux dire! reprend-il, soudain énervé. C'est comme ça que tout le monde l'appelle ici. Pourquoi tu me regardes comme ça? Tu es de son côté?
- Non, je suis avec vous.
- "Ton copain" Romu, ajoute-t-il d'un air dégoûté, a demandé à exécuter personnellement Numérius. Tu te souviens de Numérius?
- Vous en êtes sûrs? Enfin, je veux dire... Comment... comment le savez-vous?
- Un de nos espions était présent. Alors, tu le trouves toujours aussi sympathique, ce fils de chien?
- Non, je ne savais pas, je réponds, sincèrement choqué.
Il me regarde fixement avant de s'éloigner. Il doute de moi, c'est certain.
Mes douloureuses promenades me permettent d'explorer la grotte un peu plus chaque jour. Elle se compose d'une salle principale d'environ quatre-vingts mètres de longueur. Elle s'élargit à mesure qu'on y pénètre et atteint dans sa plus grande largeur une trentaine de mètres. Elle est percée de très nombreux couloirs obscurs. Au fond, quatre cavités ont été aménagées: la première sert à entreposer les réserves, la deuxième abrite la cuisine et la cantine, la troisième est utilisée comme infirmerie. La dernière s'appelle l'Entre-deux: c'est le repère du Chamane. Pour y accéder, on emprunte un court tunnel débouchant sur une massive porte en bois, sans doute récupérée à la Maison, qui en barre l'entrée. Une vaste tente de toile grise composée de couvertures soigneusement assemblées est plantée non loin de ces emplacements essentiels à la survie de tous. C'est la tente du Premier cercle, celle du pouvoir. Les clans se partagent, dans le même secteur, des zones proches de leurs alvéoles respectives. Nous, les Petits, les derniers arrivés, sommes relégués à l'autre extrémité, dans la partie la plus déserte où ne résident qu'une quinzaine d'individus qui n'appartiennent apparemment à aucun groupe. Dans le plafond de la salle principale, il y a des puits de lumière un peu partout. Certains semblent venir d'éboulis naturels, d'autres sont formés par des troncs d'arbres évidés. Cette lumière est amplifiée ou guidée par un système de miroirs et de plaques de métal poli tout à fait impressionnant. Les matériaux proviennent de la cuisine de la Maison: des plats, des plateaux, des saladiers déformés... Au pied de chaque puits, des petits bassins d'argile ont été aménagés pour recueillir l'eau de pluie. Des chiffons sales surnagent dans l'eau boueuse.
- Ces cuvettes, m'explique Marcus un soir, servent à parer les attaques chimiques des soldats. Ces derniers envoient par les trous des morceaux de tissu enflammés qu'ils ont préalablement imprégnés de produits asphyxiants pour intoxiquer les habitants de la grotte. L'eau les éteint presque instantanément.
- Comment as-tu appris tout cela?
- Par Toutèche... enfin, il s'appelait Fabricius quand il était à la Maison.
- Oui, je me souviens de lui.
- Malgré les consignes, il me parle quelquefois en cachette. Nos conversations sont très brèves. Je n'obtiens parfois la réponse à une question que je lui pose que le lendemain ou le surlendemain. Il est très prudent.
- Quel est son rôle ici?
- Il garde une des entrées de la grotte. C'est un guetteur. Il s'ennuie ferme la plupart du temps. C'est pour cela qu'il a accepté de me parier. Il était très bavard avant, tu t'en souviens?
- Oui, il avait eu droit à l'aspirateur un soir, pendant un repas, parce qu'il s'était fait trop entendre...
- En repensant à cet appareil accroché à sa bouche, qui envoyait un flot constant de nourriture... j'ai des frissons dans le dos. J'avais eu peur de m'étouffer moi-même rien qu'en le regardant, ajoute mon ami en grimaçant.
- J'ai testé ce truc avant que tu n'arrives. C'était surtout impressionnant. Le secret, c'était de bien respirer par le nez et de rester très concentré. Mais tu terminais le repas épuisé. C'était quand même horrible, là-bas, non? Je veux dire, on est mieux ici. Tu ne crois pas?
- J'attends de savoir ce qu'ils nous réservent. Ce qui m'angoisse, c'est l'incertitude. À la Maison, au moins, si on suivait leurs règles absurdes, tout allait "bien". Avec les Oreilles coupées, on ne sait jamais comment se comporter.
Il ferme les yeux et grimace en bâillant:
- Méto, je suis fatigué. Il faut que je dorme. Nos journées sont épuisantes. Enfin, maintenant, on n'a plus besoin de somnifères.
Qui sait? Qui sait si on ne nous drogue pas aussi, ici? Visiblement, ils volent tous les produits dont ils ont besoin à la Maison, alors pourquoi pas celui-là? J'ai le sentiment que les Oreilles coupées ne sont pas si différents de ceux qu'ils combattent, avec leurs membres qui se surveillent et se dénoncent entre eux et leurs chefs autoritaires.
J'essaie de faire le point sur ce que je dirai au procès. Nous allons devoir jouer serré. Je ne dois pas être surpris par la moindre remarque ou question. Ils feront tout pour nous coincer, je ne m'attends à aucune pitié de leur part. Je sens que mes bonnes relations avec Romu ne pourront que me nuire, mais qu'il ne servira à rien de les dissimuler: ils ont dû interroger tous mes amis en plus de leur réseau d'informateurs. Comment peuvent-ils penser que nous faisons partie d'un complot? Et dans quel but? Romu disait que son père avait été surpris par notre rébellion. Romu disait... Romu disait... Si je me mets à douter de lui, c'est toute ma vision du monde qui s'écroule. Il m'a ouvert les yeux. C'est lui qui m'a appris à me méfier de l'ordre établi. Ce serait lui... qui m'aurait manipulé et trahi?
Je reçois la visite de Fabricius-Toutèche que je reconnais tout de suite, malgré son épaisse barbe blonde qui s'effiloche en six queues parfaitement équivalentes. Il en tourne une entre ses doigts tout en s'adressant à moi:
- J'avais envie de te voir, Méto. Tu te souviens de moi?
- Parfaitement. Tu as toujours les mêmes yeux souriants.
- Des yeux souriants? Tu es sûr?
Je ne peux détacher mon regard de son oreille coupée. La plupart de celles que j'ai pu observer ici laissent apparaître une cicatrice plus ou moins visible. La sienne est restée fendue et deux morceaux de peau pendouillent. Ils tremblotent même quand il secoue la tête. Il comprend vite ce qui retient mon attention: