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- Tu admires mon oreille bifide, Méto? Je suis le seul à en avoir une comme ça.

- Pourquoi?

- Le Chamane était introuvable quand il a fallu me recoudre après l'arrachage de l'anneau. Les frères ont fait le boulot salement. Donc, j'ai eu le choix entre risquer de perdre toute l'oreille à cause de l'infection ou garder un lobe à jamais abîmé. Ce qui était au début une marque honteuse que je cherchais toujours à dissimuler est devenu ma fierté. Grâce à elle, je suis unique, Méto.

- À part toi, tous les autres nous traitent comme des chiens. Pourquoi?

- Ils sont sur leurs gardes. Le danger est partout. Nos adversaires sont prêts à toutes les ruses pour nous anéantir ou voler nos corps. L'infiltration est le stratagème le plus souvent utilisé, avec les faux évadés par exemple. Si les frères n'étaient pas aussi méfiants, on aurait tous disparu depuis longtemps.

- Et toi?

- Moi, je sais que vous êtes restés de braves Petits.

- Et tu leur as dit que tu parlais à Marcus?

- Non, j'essaie d'être discret. Je ne veux pas qu'on m'interdise formellement de vous approcher parce que, dans ce cas-là, je serai obligé de suivre les ordres. Méto, je ferais bien d'aller regagner mon poste. À une prochaine fois.

Peu après le départ de Toutèche, alors que mes yeux commencent à se fermer, je sursaute au bruit d'une cavalcade. Des échos de coups frappés en cadence sur des plaques métalliques me parviennent. C'est sûrement une alerte. Des hommes se regroupent près des puits de lumière, démontent les miroirs et enfoncent des paquets de tissu dans les conduits. En quelques minutes, le noir absolu s'installe, puis, juste après, c'est le silence total. Je n'ose plus respirer. J'ai le réflexe de compter pour tenter d'évaluer le temps. J'espère que mes amis sont à l'abri. Le son d'une cloche semble annoncer la fin de ce que je suppose n'être qu'un exercice pour tester les réflexes de la communauté. Il aura duré plus de onze minutes. Avant de le comprendre, j'ai eu quelques sueurs froides, abandonné de tous et complètement vulnérable.

Mes copains reviennent quelques heures plus tard. Leurs mines sont assombries par ce que je pressens être une mauvaise nouvelle.

J'apprends que notre seul ami, Toutèche, a été puni à l'issue de cette simulation d'attaque pour "abandon prolongé de poste". Selon Marcus, cela ne fait aucun doute, il a été repéré et les autres veulent le sanctionner. J'interroge:

- Vous savez ce qu'ils vont lui faire?

- Non, répond Marcus. Mais il avait les yeux rougis par les larmes quand je l'ai croisé. Il doit regretter sa gentillesse envers nous.

- Pour l'instant, reprend Claudius, nous ne pouvons pas intervenir. Nous devons absolument gagner leur confiance avant de pouvoir espérer être écoutés.

- Tu n'as pas la date de notre procès? À cette occasion, on pourra vraiment s'expliquer, leur faire comprendre qu'on a agi pour aider les serviteurs et qu'on a été obligés de s'enfuir après...

- Nous serons vite fixés. Tu dois passer le test de la grande échelle. Ils veulent être sûrs que tu peux témoigner debout. Comment te sens-tu?

- Beaucoup mieux. Je suis les étapes de ma rééducation à la lettre. Je suis plutôt en avance sur le programme. J'arrive à marcher assez longtemps et je mets moins de temps à récupérer. Pendant que j'y pense, savez-vous où se trouve la salle d'inche? Je cherche de nouveaux parcours pour mes promenades mais j'ai peur de me perdre.

Titus intervient:

- Elle doit être bien cachée. Le jeu me manque. J'en viens presque à regretter la Maison. J'espère que quand je serai initié, ils me laisseront jouer.

- Tu veux appartenir à leur communauté?

- Méto, il faut savoir tourner la page. Notre nouvelle vie est ici, parmi les Oreilles coupées.

- La tienne peut-être, mais pas la mienne!

Marcus change de sujet:

- Tu peux aller voir ce que nous appelons le "mur des grimaces", suggère-t-il. On passe devant chaque matin et on n'a jamais le temps de s'y arrêter. Tu pourras nous raconter. Je t'indiquerai où c'est.

Je découvre que la grotte principale est reliée par un réseau de boyaux plus ou moins étroits à d'autres cavités plus petites. C'est un véritable labyrinthe et, sans les précisions de Marcus, j'aurais pu chercher longtemps. Les Oreilles coupées aiment visiblement dessiner et écrire. La paroi a préalablement été enduite d'une couche d'ocre rouge. Ils l'ont ensuite grattée pour faire réapparaître la roche grise d'origine. Je ne sais où porter le regard. Il y a beaucoup de portraits exécutés avec plus ou moins de dextérité, des dessins d'animaux et de nombreux signes inconnus. Certains ressemblent aux tatouages portés par les habitants des grottes. Dans une cavité un peu à l'écart, je trouve des dizaines de masques modelés dans l'argile et fixés sur la paroi. Les nez sont écrasés, les bouches déformées et les yeux toujours clos. Tous semblent crier leur souffrance.

J'égrène les noms qui sont inscrits en dessous: Reniglas, Ligarnes, Azdrel, Nardre, Nerdra...

Quelqu'un s'est approché. Je l'entends respirer difficilement. J'ai envie de me retourner pour voir à quoi il ressemble. Je jette un coup d'œil furtif dans sa direction. Il est à genoux. Ses cheveux masquent son visage comme un rideau épais qui ondule au rythme de ses lamentations. Au deuxième regard que je lui lance, je comprends soudain qu'il est debout. Je sens mes jambes qui se dérobent. Je sais à qui j'ai affaire: à un monstre-soldat déguisé. Peut-être est-il venu me chercher. Dans mon état, je ne me sens pas apte à me défendre. Et qui m'entendra crier dans ce lieu isolé? Je suis cloué au sol, incapable de faire le moindre pas. J'ai peur... que tout recommence comme avant.

Le monstre-soldat s'approche.

- Tu n'as rien à craindre de moi, me glisse-t-il sur le ton de la confidence, je n'appartiens plus à ceux de la Maison. Ne dis pas aux autres que je t'ai parlé, on me l'a interdit. Je me suis promis de venir chaque semaine rendre hommage à mon frère et je ne savais pas que tu viendrais par là.

Il rejette ses cheveux en arrière et je découvre son visage bosselé et ses yeux rouges de fatigue. Comme je ne bouge ni ne réponds, il insiste:

- Tu dois partir maintenant.

Je retourne vers notre cage, l'esprit encore imprégné par cette visite qui sentait la mort et la douleur. À cet instant, je me jure que l'île ne sera pour moi qu'une étape vers l'ailleurs, vers le monde qui se cache derrière l'horizon. Il existe sans doute, quelque part, un lieu où une vie libre et sans menaces est possible. Dès que j'irai mieux, je partirai à sa recherche et j'emmènerai mes amis.

Ce matin, je gravis sans trop d'efforts les barreaux de l'échelle principale. Marcus me suit, au cas où je glisserais. Mais je suis sûr de réussir. À mesure que je grimpe, je sens l'air frais remplir mon corps. Une fois que j'arrive en haut, la lumière me fait cligner des yeux. Ma blessure a bien cicatrisé. C'est juste une gêne, plus une souffrance. J'y suis! J'ai la tête dans le ciel. Je me saoule d'air jusqu'à en être étourdi. C'est ma première immersion en plein jour depuis... je ne me rappelle pas qu'il y ait eu un jour comme ça avant. L'odeur des pins m'assaille. Elle me renvoie à notre nuit de fuite, lorsque, tapis sous les branches piquantes, nous écoutions Titus. Mon nez s'était empli de ce parfum tenace.

Marcus me ramène à la réalité:

- Méto, pour une première sortie au grand air, je crois que c'est suffisant.

- Oui, tu as raison, je descends.

Arrivé en bas, je suis un peu sonné. Un Chevelu m'attend et m'observe.

- Je vois que tout s'est bien passé, déclare-t-il. Je peux donc fixer une date.

Il parcourt des yeux plusieurs feuilles chiffonnées puis ajoute avec un petit sourire qui ne me dit rien de bon: