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- Merci, mais ne vous inquiétez pas, les choses vont s'arranger.

Je sens que mon coaccusé a besoin de parler. Je l'appelle en chuchotant:

- Claudius! Je peux venir cinq minutes?

- Toute la nuit si tu veux. Je suis trop énervé pour trouver le sommeil.

Je grimpe dans son alvéole. Nous nous asseyons au fond, nos jambes se balançant dans le vide. Même si sa voix reste douce, j'y sens de la colère:

- Ils nous font passer pour des Petits un peu simplets, facilement manipulables, et qui, sans le faire exprès, ont commis une très grosse bêtise. Je n'aime pas cette idée. Il y a peu, nous étions les Grands et nous décidions seuls de nos destinées. Aujourd'hui, nous sommes rabaissés, comme des Bleu ciel tout juste tombés du nid et terrorisés par les César.

- Oui, c'est exactement ça. Mais, avec le temps, ils apprendront à reconnaître notre valeur. Pour l'instant, ils se méfient. Nous leur prouverons bientôt qu'ils ont tort, que nous sommes honnêtes, que nous ne voulons que le bonheur de tous.

- Et tu penses que nous n'avons pas commis d'erreurs?

- Si tu fais allusion à Romu, je crois que nous avons eu raison de lui faire confiance.

- Mais il a tué Numérius de ses propres mains!

- Au début, je ne croyais pas trop à cette histoire mais, en y réfléchissant, j'ai trouvé une explication à cet acte odieux.

- Laquelle?

- Il savait Numérius condamné à mort pour l'exemple. En se chargeant du crime, il pouvait, sans éveiller les soupçons, nous faire passer la liste de ceux qui devaient fuir à tout prix. Il a pensé que sacrifier un gars pour en sauver cinquante, c'était justifié.

- À sa place, tu l'aurais fait, toi?

- Non, Claudius, mais j'aurais sans doute eu tort.

Ce matin, nous attendons dans le silence que le procès reprenne. Nairgels, le chef, a dans les mains une petite feuille pliée en deux. Il se lève:

- Mes frères, pour la sécurité de tous, je vais prononcer la sentence sans attendre.

Sa voix devient solennelle. Il déplie son papier mais le récite sans le lire:

- Le Premier cercle a décidé de voter la clémence pour ces Petits qui se sont laissé abuser par les ruses de Jove et de ses sbires. Éduqués à obéir plutôt qu'à réfléchir, ils n'ont pas compris qu'on leur tendait un piège. Nous n'avons pas décelé en eux de volonté de nous nuire ou de trahir leurs frères. Ils seront dès aujourd'hui à nouveau libres de leurs mouvements mais, par précaution, ils continueront pendant un an à être étroitement surveillés. Et plus tard peut-être, s'ils s'en montrent dignes, ils seront initiés. Mais, d'abord, le sang de nos frères appelle des excuses. À genoux, Claudius!

Mon copain se lance. Sa voix est posée. Il connaît son texte:

- Je m'excuse de tout mon cœur d'avoir causé la mort de vos frères, de Numérius et des autres. En voulant sauver les serviteurs, je les ai précipités vers leur fin. Pardon à tous: aux morts et aux vivants qui pleurent leurs amis.

Il se relève et se tourne vers moi. J'attends l'ordre.

- À genoux, Méto!

- Je m'excuse sincèrement d'avoir causé la perte de vos frères venus nous secourir ainsi que d'avoir provoqué la mort d'enfants et de serviteurs innocents en les entraînant dans ce désastre.

Un barbu au ventre énorme lève la main.

- Méto doit aussi s'excuser pour avoir fait confiance à ce chien de Romu!

- Oui! hurle un autre, il doit renier ce chien de Romu!

Je dois aller jusqu'au bout. Je le sais. Je reprends:

- Je renie Romu à qui...

- Ce chien de Romu! Dis-le!

La voix qui sort de ma gorge me paraît étrangère. Elle est tremblante et un peu trop forte:

- Je renie ce chien de Romu à qui je regrette d'avoir accordé ma confiance.

C'est ce qu'ils veulent entendre. Nous n'avons pas le choix. Nous voulons aussi pouvoir commencer au plus vite une nouvelle vie.

Le soir, c'est à mon tour de parler seul dans mon coin. Je me rejoue la scène du jugement et me répète ce que j'aurais pu dire si j'avais eu plus de courage: "Romu n'est pas Jove! Il s'est opposé à son père, et souvent sans doute, sinon pourquoi aurait-il été condamné au frigo toutes ces années?" Marcus est descendu de son perchoir et vient me toucher l'épaule:

- C'est fini, Méto. Tu dois penser à autre chose. Demain, tu viendras avec nous à la plage. Tu vas tremper tes pieds dans l'eau et les enfoncer dans le sable. Les journées sont épuisantes mais l'air qu'on respire dehors est vivant.

Ma formation commence. Il est prévu que nous, les douze rescapés, apprenions à connaître les différents groupes qui composent la tribu en partageant leurs tâches. Les autres m'expliquent que nous débutons tout en bas de l'échelle, par les Plageurs. Comme je l'avais deviné, la communauté est très hiérarchisée.

- La plage, c'est le refuge des lâches, des idiots ou des éclopés, des indignes, de ceux qui ont renoncé à se battre, me précise Radzel, qui m'a pris sous son aile mais que je n'aime pas. Ils sont loin de la frontière et des lieux de confrontation. Pour eux, la vie est sans risques.

Mes copains les connaissent bien: pendant leur quarantaine, c'est là qu'ils trimaient le plus souvent. Ils savent que le travail est dur. Les Plageurs sont souvent dans l'eau, récupérant les filets posés à marée basse ou encore courbés pour ramasser du bois flotté jusqu'aux dernières lueurs du jour. Beaucoup ont le corps abîmé, et leurs vêtements en lambeaux cachent mal leurs cicatrices. Certains boitent et sont incapables de courir. Ce sont des solitaires, des taiseux, des résignés. Mes copains pensaient qu'ils ne leur adressaient pas la parole à cause des consignes données avant le procès, mais ils n'en sont plus très sûrs. Aucun geste amical, aucun sourire. Mes premiers pas à l'extérieur sont un peu maladroits. Je mets plusieurs minutes à m'habituer à l'intensité de la lumière et à la force du vent. Je m'adresse à celui qui marche devant, peut-être leur chef:

- Bonjour, je suis Méto.

Il n'a même pas un regard. J'insiste:

- Et toi? Comment t'appelles-tu?

- Pourquoi tu demandes ça? Mon nom n'a aucune importance.

Comme je reste près de lui, il consent à lâcher:

- On m'appelle Tordu. Ça te va?

- Comment as-tu décidé de rejoindre les Oreilles coupées?

- T'es vraiment un Petit, toi! Tu apprendras que, dans la vie, on ne décide de rien, c'est la vie qui décide pour nous.

- Qu'est-ce que cela veut dire?

Il souffle, visiblement exaspéré, me faisant sentir qu'il prend sur lui pour me répondre et que je vais devoir me contenter de cette ultime explication.

- Cela veut dire que je suis né pour servir les autres: les Petits de la Maison, les soldats dans les campements, les Chevelus sur la plage... Il faut bien que quelqu'un le fasse.

- Nous ne sommes pas des gens intéressants, intervient un autre, et trop parler apporte souvent des problèmes.

Claudius m'a rejoint et me glisse:

- Il n'y a rien à en tirer. Le seul qui nous parlait librement, c'était Louche, le cuisinier, mais ceux du Premier cercle nous ont vite interdit de le fréquenter.

La plage a sur moi et mes camarades un effet euphorisant. Les pieds nus dans le sable et les flaques d'eau, on ne peut s'empêcher de s'éclabousser ou de se jeter des algues collantes. On rigole comme jamais. On élève la voix, on crie même parfois. La pluie, le vent et le soleil semblent pénétrer mon corps et le nourrir. Le soir, je suis épuisé mais heureux.

- Vous verrez, si vous n'êtes pas déjà montés en grade, qu'on s'amuse moins l'hiver, quand l'eau glace le sang et infecte les blessures, lance Tordu un jour où nos rires l'agacent.