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Béru fonce à la suite du gars ; mais là, ses deux cent vingts livres (qui ne sont pas sterling, hélas) le gênent. D’autant qu’il vocifère en cavalant, ce qui entrave la respiration du coureur de fond.

Je m’élance à mon tour. Me déploie du coté de l’hôtel afin de couper la retraite au fuyard. Si je laisse s’échapper cet homme, je ne m’adresserai jamais plus la parole de toute ma vie ! J’ai pour moi dix ans de moins que lui et pas de pardessus ! J’ai contre moi ma faiblesse d’homme se relevant d’une cruelle épreuve et venant d’essuyer un coup de rapière dans le burlingue. J’ai contre moi la volonté farouche du terroriste traqué. Mais j’ai pour moi ma haine ! Ce levier si puissant. Et puis aussi, le flingue du mec.

Halt ! Je suis parvenu à m’écarter du Gros, sur la droite, ménageant un angle de tir propice. Alors je me fige. Le canon de l’arme ne frémit pas au bout de mon bras. Je vise le gars aux cannes. Rrrrrraâ ! Combien de bastos viennent de s’envoler ? Il fait une embardée, continue de s’enfuir en titubant et en traînant la patte. Touché ! Ça décuple ma rapidité.

Comprenant qu’il va être rejoint, l’homme bifurque carrément en direction du fleuve, enjambe la balustrade et disparaît de ma vue. Y a des chiées d’embarcations amarrées sur les berges, des embarcadères pour les navettes assurant la traversée du fleuve malgré le défilé des glaces, des canots de plaisance, d’autres pour la pêche, des barques privées, toute une flottille.

Lorsque j’atteins la balustrade à mon tour, j’aperçois mon type déjà à bord d’une barque qu’il se hâte de détacher. Je saute. Béru saute. Je me pointe sur la rive. L’homme achève de débiter l’amarre. « Seigneur, L’interpellé-je, reste-t-il encore des balles à bord de ce feu ? » J’ai défouraillé à deux reprises, et il m’a semblé qu’il sortait pas mal de camelote de l’engin. Inutile de virguler des sommations ; au point où il en est, le bandit n’en tiendra plus compte car il a franchi le point de non-retour.

Je praline. Trois ou quatre « clac ». Puis plus rien. L’homme est toujours à bord. Il a pris une rame et pousse dessus pour éloigner l’esquif de la berge. Alors, j’assiste aux coulisses de l’exploit sur écran large. Une prouesse que tu n’as pu voir accomplir que par Belmondo. La cascade grand style ! La performance sidérante. Signée Bérurier !

Tonton a pris un élan fantastique et s’est jeté sur la barque. Tu croirais qu’il s’envole, baudruche gonflée à l’hélium. Le temps suspend son vol, mais pas Béru. Un instant je me dis qu’il va se fraiser la gueule contre le plat-bord. Mais non. Sa volonté est si intense qu’elle lui permet de prolonger son saut de quelques centimètres encore et il choit dans le canot, renversant le fuyard.

Est-il estourbi ? Un crâne d’acier comme celui d’Alexandre-Benoît peut affronter les chocs les plus rudes. A preuve : il se met déjà à genoux. L’autre de même.

— Ah ! salope ! gronde Béru. Sale salope ! Je vais te… je vais te… je vais te MANGER !

Les voies de la vendetta restent comestibles, chez le Dodu.

Etrange spectacle que celui de deux antagonistes qui se battent agenouillés dans une barque en tram de dériver parmi la débâcle des glaces. Il y va à la boule, le Mafflu, comme toujours chez les taureaux. L’autre, qui n’est pas manchot, balance des crochets sauvages.

Je héle un mec emmitouflé dans des lainages à bord d’un canot à moteur. Il suit le film avec passion, bien qu’ayant raté le début, se promettant de rester pour la séance suivante.

— Vite, venez me prendre ! Police ! lui crié-je.

Gentil, comme tous les Québécois décidément, il met son canot en marche.

A bord de la barque, c’est la tuerie. Les coups retentissent dans l’air glacé qui les amplifie, les répercute. On voit les deux combattants se tenir par la gorge. Toujours la suprême ressource chez les hommes et chez les loups : la gorge. Ils se dressent. Béru donne encore du front. L’autre a la frime ensanglantée.

— Je… vais… te… man… ger ! éructe encore mon ami.

Et il a un élan terrible pour saisir le nez de son adversaire avec les dents. L’autre hurle un râle (ou râle un hurlement, comme tu préfères, moi je m’en tape, c’est le même prix !). Ses mains tombent pour protéger son visage. Trop tard. Le Gros crache un morceau de chair. Puis il plante son râtelier dans la pommette de ce qui commence à devenir sa victime. C’est d’une sauvagerie éperdue ! Y a de la grandeur dans tant de férocité. Un dépassement qui doit inciter le Seigneur à se gratter la tête en se demandant pourquoi « tout ça » dégénère pareillement. C’est ailé un peu plus loin qu’Il n’avait prévu.

Alexandre-Benoît crache derechef. Encore heureux qu’il ne « consomme » pas. Il lâche à son tour le cou de Tempes Grises, mais c’est pour lui infliger un supplice plus terrible : les deux doigts en fourche dans les carreaux. Alors là, c’est extrême comme sévice ! Va lui falloir une canne blanche, au gonzier, pour assister à son procès. L’acte d’accusation, il le relira en braille ! Le choc a été rude. Il voile sa face ruisselante de ses deux mains. Il ne lutte plus. Il cherche à esquiver une nouvelle charge de l’adversaire, trébuche et tombe à l’eau.

— Repêche-le ! enjoins-je à mon pote. Nous devons coûte que coûte le récupérer.

Le canot de l’obligeant marinier ronronne et nous nous dirigeons vers la barque qui, privée de rames, gagne le milieu du fleuve en tournoyant parmi les glaces.

— Je le tiens ! me crie Bérurier. Prends tout ton temps, grand !

Mon dévoué pilote coupe la dérive de la barque en s’interposant entre elle et le courant.

— Attachez-la au canot ! me conseille-t-il.

Je parviens а exécuter la délicate manœuvre.

— Prends bien ton temps, l’artiss, recommande à nouveau Béru, j’te dis qu’j’l’ai en main.

Quand la proue de l’embarcation béruréenne est attachée à la poupe de la nôtre, je passe de l’une à l’autre pour aider le Mastar à hisser le naufragé dans la barque. L’ayant rejoint, je m’aperçois qu’il tient bel et bien l’homme, en effet.

Par les pieds !

Le buste du salopard est enfoncé dans l’eau glacée. Sa face mutilée est semblable à une figure de film d’épouvante. Son nez coupé, sa pommette entaillée, sa bouche éclatée grande ouverte, comme pour boire toute l’eau du Saint-Laurent, et surtout son regard crevé composent une image que je ne suis pas près d’oublier. Marie-Marie est-elle vengée ? La mort de l’assassin venge-t-elle sa victime ?

— Tu voyes qu’j’le tiens bien ! fait Béru en état de prédémence. T’as tout ton temps, mec !

— Lâche-le, chuchoté-je.

— Quoi ?

— Lâche-le, putain de toi ! Tu ne veux pas qu’on ramène sa carcasse dans cet état ! Qu’il aille donc au fil du courant régaler les poissons et s’abîmer davantage.

Convaincu, le Mastar ouvre ses lourdes paluches et le cadavre disparaît sous la barque. Je passe à tribord pour guetter sa réapparition. Je distingue le pardessus de vigogne gonflé de flotte qui forme une masse entre deux eaux, style vache crevée. Puis le courant le saisit, l’emporte avec des radeaux de glace.

Bérurier s’assoit, accablé :

— C’est ben la fatalité qu’y s’ soye noyé, murmure-t-il, j’eusse tant voulu l’ buter !

LA CABANE A SUCRE

Moi, je suis comme l’eau : je m’adapte à n’importe quel récipient.

Tous ces gens accourus : clients de l’hôtel, personnel, mariniers, et qui demandent des explications parce qu’ils n’ont pas très bien pigé ce qui venait de se passer, faut leur faire front aimablement, leur fournir des amuse-curiosité. Les gens, c’est pas la vérité qui leur importe, c’est qu’on leur parle.