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Le brave driver demande :

— Vous êtes certains que mon client n’a plus besoin de moi ?

Bon, sa maman ne lui a rien dit, et son petit doigt non plus.

— Absolument certain, réponds-je. Je vous affrète sans le moindre scrupule.

— Et où je vous mène-t-il ?

— A l’endroit où vous avez chargé le monsieur en question. Il vous avait mandé par téléphone ?

— Tout à fait. Il habite dans la banlieue, а Gros-Braquemard.

— Et bien ! allons-y !

Et nous voilà partis. Une neige fine s’est remise à tomber. Tout est fantomatique, ouaté, Québec ressemble à une immense carte de fin d’année. On a envie d’écrire « Joyeux Noël » en strass dans le ciel plombé. La grosse tire américaine produit un bruit feutré en roulant.

— Bravo, Jérémie, murmuré-je, pensif, c’était bien vu. Y a plus grand-chose à t’apprendre dans ce métier.

Il y a un sourire large et blanc comme l’ancien écran panoramique du Gaumont Palace.

— Qu’allons-nous faire à l’adresse de ton pirate ? questionne Pinaud.

— Un malheur, probablement, réponds-je. Maintenant c’est l’hallali, mes amis. Chaque seconde compte. On liquide et on s’en va.

Et je retombe en méditation.

Ma prostration inquiète mes amis.

— A quoi penses-tu ? demande Jérémie.

— A Genève.

— Très jolie ville, souscrit César. Sa rade, son jet d’eau, son Davidoif. Je ne fume que des Boyard, mais j’aime les acheter chez Davidoif, il me semble qu’elles sont meilleures.

— Quoi, Genève ? pousse le Noirpiot, impatient.

— Ç’a été le point de départ. J’y suis allé, Spiel aussi, le pirate et ses sbires également, ainsi qu’un mec des services secrets canadiens, le pauvre Aloïs Laubergiste dont j’ai malmené les bourses dans un réflexe de jalousie. Je cherche le lien entre ces différentes gens. Je suppose que ça devait être le général Chapedelin…

Ma voix tombe. Je ne veux plus que mes deux potes me questionnent. Un gros turbin de mise en place s’effectue dans mes méninges ; j’ai besoin de recueillement pour agencer les idées qui me viennent.

J’essaie de trouver le cheminement de tout ça. Admettons que le dénominateur commun soit en effet le défunt général Chapedelin… Oui, admettons. Ce mec fait de l’ombre au conseiller du Premier ministre, le dénommé Sébastien Branlomanche. Au point que l’autre — qui n’est pas étouffé par les scrupules — décide de le faire trucider. Il se met en rapport avec un coquin de haut vol (si je puis dire) qu’il a connu et pratiqué jadis, en l’occurrence Théodore Spiel. Spiel lui arrange l’équarrissage. Mort du général. Aloïs qui n’a pu le prévenir, découvre alors un élément qui l’induit à se précipiter à Genève. Mais que faisait-il au congrès des groupements charismatiques ? Surveillait-il quelqu’un ? Mystère. Aussitôt après la séance, il fait comme moi : s’embarque pour Montréal. Etait-ce moi qu’il filait ? Non, idiot, puisqu’il se trouvait déjà dans la salle du congrès lorsque je m’y suis présenté ! N’empêche qu’il a pris ce vol avec nous. Un vol à bord duquel tout était prêt pour une opération de détournement. Avait-il eu vent de la chose ? Si oui, il aurait prévenu les autorités suisses au lieu de courir un tel risque et de le faire courir à deux cents et quelques personnes !

Spiel, de son côté, avait pris l’avion de la veille. Etait-il en cheville avec l’homme aux tempes grises ? Probablement, puisque celui-ci est venu lui rendre visite à son hôtel ce matin.

— Ecoute… commence Pinaud.

— Non ! refoulé-je, je pense !

Il la verrouille illico, décide de s’allumer une cousue. Les Boyard, quoi qu’il en dise, c’est nouveau. Avant c’était des Gitane mais, voire d’humbles Gauloise…

Son opération, à l’homme aux tempes grises, était en chemin depuis lurette. L’équipe de pionniers envoyée à Axel Heiberg, c’est pas en quarante-huit heures qu’on l’a recrutée, et acheminée sur cette île de fin du monde. Donc, ça…

Attends ! Une giclée électrique m’a traversé le bulbe. Un éclair de précomprenette. Putain, j’hume le poteau rose ! Une hypothèse (d’école, comme ça leur prend de dire, tous ces cons, depuis quelque temps : la mode du parler glandu ; je les hais ! enfin presque).

Je développe. Suis-moi bien, je répéterai pas. Et peut-être même n’irai-je pas jusqu’au terme de mon raisonnement. C’est comme une bandaison : il suffit d’une mauvaise pensée pour la dissiper. Bon, alors je vois un truc comme ça… Vive m’sieur le médium ! А propos de l’opération du filliouz 14 expansé, suppose que M. le conseiller politique Branlomanche ait trempé dans le coup ! Voire qu’il en soit l’instigateur. Une affaire fabuleuse dont cette crapule retirera une goinfrade commak.

Mais il a dû commettre une imprudence et, depuis l’Europe le général Chapedelin a la puce à l’oreille. Il pose à Branlomanche des questions qui font froid aux noix à celui-ci. Tout risque de foirer. Il va falloir zinguer Chapedelin. La logique voudrait qu’il prévienne les organisateurs de l’opération Axel Heiberg. Seulement il se dit qu’une telle nouvelle risque de faire capoter le projet car ses partenaires prendront peur et renonceront. Alors il s’adresse ailleurs. A Spiel, ce bon vieux forban de Spiel, avec qui il a commis de juteuses arnaqueries à Saigon. Jamais mettre ses mains au même panier ! Ses fers au même feu, sa bite dans le même cul ! VOUAI !

J’ai dû lancer à pleine gorge ce cri de victoire car non seulement mes deux aminches réagissent, mais le chauffeur fait un écart pareil à celui du cheval au père d’Hugo quand ce saligaud d’Espanche en déroute lui a défouraillé dessus au lieu de prendre la gourde que lui tendait son hussard fidèle.

— Vouai ! n’hésité-je pas à répéter, manière de confirmer mon allégresse.

Je tiens la vérité. Je la reconnais. La renifle comme j’identifie un pet de Bérurier dans la foule.

— Ça s’est passé tel que je dis. M’sieur le grand conseiller a demandé la peau du général. Spiel, une chose de cette importance, il s’est dit que ça n’avait pas de prix. Avant d’organiser la mise à mort, il cherche ce qu’il peut tirer du marché. J’ignore les contacts qu’il a pu prendre, ni avec qui, mais il appert (de ce que tu voudras : de boucles d’oreilles, de chaussettes, de couilles, de manches, etc.) qu’on a dû lui filer un billet gagnant de la tombola pour qu’il aide à conditionner Branlomanche à propos de l’enregistreur.

— Te voilà reparti, observe Pinaud, toujours attentif aux autres.

Je lui chasse de la main l’importunance[13]. Je suis en train de me dire que si Branlomanche a bien agi comme je viens de le définir, il est stupide en conséquence de penser que Tempes Grises le pirate et Spiel se connaissaient. Seulement, mon joli praliné surfin, s’ils s’ignoraient, qu’est-ce que l’homme au pardingue de vigogne est venu foutre ce morninge dans la chambre de Spiel ?

— Voilà, vous êtes à destination ! annonce le chauffeur.

On regarde l’endroit.

Moi, pour tout t’exprimer, je pensais parvenir à une maison confortable. J’imaginais la résidence de classe, à colonnes et perron. En fait, nous sommes stoppés devant une construction basse, très pittoresque, mi-bois, mi-pierre, dont la cheminée dégage une épaisse fumée noire.

— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je au chauffeur.

Basile Lemplâtré déclare :

— Une cabane à sucre.

— Je vous demande pardon ?

— Oui, une cabane à sucre, réitère-t-il.

Et le digne homme m’explique que c’est ici qu’on fabrique le fameux sirop d’érable résultant de la récolte de la sève des érables sucriers. On incise l’arbre, on plante un tube dans la blessure et on suspend un godet au bout du tuyau pour recueillir le généreux liquide. On apporte ensuite la sève jusqu’à ces cabanes à sucre. Là, elle est versée dans d’énormes chaudrons placés sur des feux de bois. Après plusieurs jours d’ébullition on obtient ce léger sirop couleur d’ambre au goût délectable. Le rapport pouvant exister entre un aventurier sans vergogne et une cabane à sucre du Québec, franchement, de prime abord, je le vois mal.

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13

Tournure de phrase qui, à première vue, semble impropre, mais que j’ai déjà lue à maintes reprises dans François Nourrissier.