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— Vous êtes bien certain que c’était ici, insisté-je.

— Comme je vous vois ! Au sirop magique, on m’avait indiqué ; vous pouvez vérifier, c’est écrit au-dessus de la porte et aussi sur mon carnet de bord.

— On y va tous ? demande Jérémie.

— Non, restez en couverture, je m’y rends seul.

Cette taule artisanale a tout pour inspirer la rassurance. Elle est pimpante et dégage une odeur appétissante. Tu regrettes de ne pas être japonais pour la photographier sur toutes les coutures. J’entre. Ô merveille, un carillon composé de trois sonnettes aux timbres différents est fixé à la lourde. Gling gling glong. Very joli. Joyeux.

Je découvre un vaste local assez bas de plaftard où trois énormes chaudrons de cuivre confient leurs énormes culs aux flammes d’un enfer débonnaire. Des effluves de caramel et de forêt emplissent cet antre d’alchimiste-confiseur. Des bidons carrés sont empilés dans l’autre partie de la pièce. Face à la porte d’entrée, une lourde, coulissante, vitrée avec des culs de bouteille verts.

Un énorme chat castré, gris cendre (évidemment) se prélasse sur le sol, à faible distance des foyers. Il prend un pied terrible, malgré l’ablation de ses amygdales sud. Dans le fond, eunuque c’est une position enviable. La membrane farceuse ne te préoccupe plus. T'es rien qu’à toi. Tu te disposes totalement ! C’est cela la vraie jouissance !

Mais enfin, brèfle : quand on a des burnes, faut faire avec ! Moi, voilà plusieurs décades que je me résigne, en stoïcien pur fruit !

Quelques instants passent. Je ne perçois que le bruit d’ébullition du sirop dans les chaudrons. Et puis une femme fait coulisser la porte vitrée. Du genre pachyderme ou cétacé. Enorme, avec des jambes dont la circonférence dépasse de loin celle de ma taille. Quand elle arque ça fait un bruit de sacs de blé traînés sur un plancher. Le ventre, je te raconte pas. Si un jour elle nécessite une autopsie, les légistes auront l’impression de s’attaquer au tunnel sous la Manche. La trogne est en cascades, velue désagréablement, rougeaude, un peu scrofuleuse en passant. Elle a une coiffure extravagante : en tas de foin, surmontée de deux peignes aux dents voraces, piqués comme des fourches. A part ça, elle louche à s’en faire péter les joints de culasse des orbites, derrière des lunettes à ce point épaisses que leurs verres semblent avoir été taillés dans un bloc de glace.

— Vous daiisirrrrez ? elle grommelle, en souhaitant vraisemblablement que mes aspirations soient modestes.

— Vous mettez des lunettes spéciales pour lire, chère madame ? m’enquiers-je.

— Non, pourrrrquoué ?

— En ce cas vous pouvez prendre connaissance de ce qu’il y a d’écrit sur cette carte ?

Elle chope ma brémouze et la pose sur la pointe de son nez (qui, à vrai dire n’en comporte pas, tant il est large).

— Po… li… ce ! récite-t-elle.

— Bravo, complimenté-je, vous avez gagné !

J’enfouille ce précieux document sous plastique.

— Ce matin, un homme aux tempes grises, portant une casquette à carreaux et un pardessus beige a appelé un taxi depuis votre établissement ; vous vous en souvenez ?

— Non.

— Madame, je suis en mesure de prouver ce que j’avance, alors à quoi bon nier ?

Elle ouvre sa bouche. Y a des brèches dans sa denture. Sa gueule est pareille à une rue sinistrée à laquelle manquent des immeubles.

— Moi, je ne sais rien, faut que j’aille demander au fils ! fit-elle.

— Excellente décision, approuvé-je.

La voilà repartie. Mon guignol tait du trampoline, comme tout à l’heure au moment de retrouver Tempes Grises. L’état d’alerte. Dispositif number ouane ! Ça ne sent pas seulement la mélasse d’érable, dans cette taule, ça fouette également l’autre !

Deux fenêtres éclairent l’étrange local. Je vais ouvrir l’une d’elles, que tant pis pour le froid mordant du dehors, les foyers en ronflade le combattront. J’aperçois Jérémie, non loin, derrière la guinde stationnée. Lui adresse un signe qui signifie : gaffe !

II opine.

La lourde coulissante se rouvre sur un bizarre individu presque bossu. Plus exactement, il a la tête entre ses épaules très remontées. II porte un épais blouson doublé de mouton qui n’arrange pas son problo. Contrairement à sa mother, il est plutôt maigre, le cheveu noir tombant en aile de corbaque. Le nez long et plongeant, au point qu’il pourrait le gober avec sa lèvre inférieure s’il s’y exerçait.

— Ma mère n’a pas bien compris, dit-il d’une voix éraillée, qu’est-ce que vous désirez ?

Je rechante mon couplet du monsieur comme ci, comme ça, qui a demandé un taxi depuis la cabane.

— C’est exact, dit-il.

— Vous le connaissez ?

— Pas du tout.

— Que faisait-il chez vous ?

— Il est venu acheter du sirop.

Moi, j’en ai entendu des savoureuses, bien souvent, mais de cette nature, encore jamais ! Tu imagines Tempes Grises venant faire l’emplette de sirop d’érable avant de rendre visite à Spiel avec un pistolet dernier cri dans sa poche ?

— Il en a pris beaucoup ?

— Deux gallons.

— Et il vous a demandé d’appeler un taxi ?

— Oui, pourquoi ?

— Il est arrivé comment, chez vous ?

— Je n’en sais rien, sans doute habite-t-il le quartier ?

— Vous l’aviez déjà vu ?

— Non, jamais.

— Il est parti avec ses deux galions de sirop d’érable ?

— Oui, puisqu’il les avait achetés.

— Il est monté dans le taxi avec les deux bidons ?

— Je suppose.

Je dégaine la rapière (vide, mais qui le sait en dehors de moi ?) prise à Tempes Grises.

— J’aimerais visiter votre maison, dis-je.

Le bosco rebiffe :

— De quel droit ?

— La raison du plus fort est toujours la meilleure. Montrez-moi les lieux, l’ami, et cessez de me prendre pour un con. Je suis dans un jour à me livrer aux pires fantaisies !

Il déchiffre mon regard implacable et se soumet.

— Venez, soupire-t-il.

Nous franchissons le seuil d’une salle plus vaste que le local de traitement. La pièce commune. Très commune. Beaucoup de hardes et du mobilier sans goût ni grâce. La grosse éléphantiasée confectionne un ragoût de porc qui renifle plutôt bon.

Je traverse la pièce pour gagner les deux lourdes du fond. Celle de droite donne dans une chambre rudimentaire.

Au moment où je passe celle de gauche, j’ai juste le temps de constater qu’elle aussi donne accès à une chambre. Ma vue se brouille aussitôt car je viens de prendre un coup de je ne sais quoi en pleine figure. Batte de base-ball, tu vois ? Ou assimilé. Du gros contondant actionné latéralement. Je l’ai dérouillé en plein front et, crois-moi ou va te faire mettre, mais « j’entends » le bruit de l’impact. Ô honte : c’est un bruit creux. Me voici faiblard comme un limaceau frais sorti du ventre maternel. Je mets un genou en terre à la manière des preux chevaliers qui se faisaient sacrer connards d’élite par leur Suze (cassis) rain.

Dans un flou qui n’a rien d’artistique, je vois un surgissant lever une tringle de fer, non plus horizontalement, mais verticalement. Je roule sur le côté. Le choc me prend à la hanche et me coupe le souffle. C’est ma fête aujourd’hui. Le fabricant de sirop profite de ce que je n’ai pas l’air frais pour me savater la gueule. Trente-sept chandelles ! Comme pour les roses : toujours un nombre impair. J’obstine à demeurer lucide, mais franchement, le temps se gâte.