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— Non, lui dis-je, je ne veux pas votre pêche, mais un peu de votre temps, mon ami. Pour commencer, j’aimerais savoir où nous nous trouvons ?

Ce doit être un honnête homme car, avant de douter de ma raison, il commence par douter de son anglais.

— Vous me demandez où nous nous trouvons, c’est bien ça ? dit-il avec application, en fourbissant son vocabulaire pour renforcer sa pensée à coups de synonymes.

— Exactement.

Il ôte son bonnet de laine et se met à gratter le fourrage qui pousse en dessous.

— Eh bien, mais, nous sommes au bord de la rivière Zende-Rùd, sir.

— C’est-à-dire ?

Il fronce tellement ses sourcils que ses yeux noirs ressemblent à un tréma.

— Serait-ce que vous ne connaîtriez pas la rivière Zende-Rùd, sir ? insiste ce brave épervieur avec un étonnement mal contenu.

— Je l’avoue à ma grande honte, conviens-je. Je ne suis que Français, or, les Français ignorent tout et particulièrement la géographie.

Ses prunelles s’avivent et se mettent à scintiller plus fort que les truites dans le filochon.

— Français ! balbutie-t-il, au bord des transes.

Puis, me présentant sa dextre aux doigts écartés, il murmure :

— Vous voyez cette main, sir ? Elle a touché le général de Gaulle lors de son voyage en Iran.

— Pas de complexes entre nous, je vous prie. Vieux, fais-je en lui tapotant l’épaule, on a chacun ses misères. Cela dit, ça se trouve où, le Zâyendeh roud.

— Au sud d’Isfahan, sir.

Je manque en avaler ma pomme d’Adam comme un vulgaire comprimé d’aspirine.

— Isfahan ou Ispahan, c’est la même chose, n’est-ce pas ? bredouillé-je.

— En effet, sir.

— Et cela se trouve à quelque cinq cents kilomètres de Téhéran ?

— Environ, sir.

Bloing ! Nouvelle surprise, et de taille ! On m’a coltiné durant mon assommissement sans que je m ‘en aperçusse. Ça ne cadre pas avec ce que je sais des commotions. Un coup de goumi, lorsqu’il ne vous fait pas éternuer le cervelet, a des effets soporifiques réduits. C’est le grand coma ou alors le simple étourdissement. Donc, les mecs m’ont drogué à l’aide d’une piquouze pendant que je musardais dans le sirop. Pourquoi diantre m’ont-ils fait parcourir ces cinq cents bornes ?

Mon côté pensif tournant à la prostration et, de ce fait, troublant le pêcheur, je prends sur moi de réagir, comme dirait la comtesse.

— Oh ! je vois, soupiré-je pour me donner du temps.

Je caresse mes joues. C’est vrai qu’une barbouze commence d’y croître.

Puis, sortant une nouvelle coupure, je la montre au lanceur d’épervier.

— Mon ami, lui dis-je, lorsqu’on a eu le privilège de toucher le général de Gaulle, on se doit d’assister un Français dans l’embarras, surtout quand celui-ci a le cœur sur la main et des bank-notes sur le cœur. Je compte sur votre aide franche et massive. Ensemble nous œuvrerons pour la prospérité de nos deux magnifiques nations. Vive l’ex-royaume de France ! Vive la probablement future république d’Iran !

— Vive ! ratifie-t-il en enfouillant mon carbure !

V

Mon brave homme de pêcheur se nomme Thadéthapi Perséh et il vit chichement, malgré ses pêches miraculeuses, dans une maison de torchis mal torché située dans les faubourgs de la ville des roses.

Ispahan est une espèce d’immense oasis posée dans le désert ocre. Sa bonne fortune provient de l’eau qui y ruisselle abondamment. On y cultive des fruits, de la vigne, du tabac et du coton ! Ses melons sont les meilleurs de tout l’Iran, c’est ce que m’explique Thadéthapi en pilotant un incroyable véhicule né du mariage d’un triporteur et d’une vespa. Je suis accroupi sur le plateau de l’engin, tenant le seau à truites entre mes jambes. On déferle dans un nuage d’huile épuisée le long d’un interminable caniveau boueux où des dames voilées lavotent des guenilles et près duquel roupillent des zigs que la chaleur déguise en lézards prostrés.

Dans la pétarade effroyable de la machine, je fais le point de la situation. Elle me paraît abracadabrante, soit dit entre nous et le minaret du coin. Ainsi la fille qui me conseilla de faire le mort n’obéissait donc qu’à un seul souci d’humanité puisqu’elle n’a pas essayé de me récupérer après qu’on m’eut balancé du pont.

Étrange, non ? Presque autant que cette histoire du Grand Juste à laquelle j’entrave que pouic.

Je me fais tout mignard dans le triporteur, appréhendant d’être vu de mes ex-tourmenteurs. C’est pas tellement grand, Ispahan.

Pourtant on parvient chez l’ami Thadéthapi sans que rien d’insolite ne se soit produit.

Sa crèche est tarte, mais la gonzesse qui s’y active, mes gueux, est belle comme le jour du couronnement !

Ah ! la sublime apparition. Ah ! l’émoi intense qu’elle vous branche dans tous les centres nerveux ! De quoi réclamer sa naturalisation iranienne, mes amis. Plus j’en rencontre, des gerces, dans ce bled, plus elles sont baths. Je savais pas que ça existait, une couleur de cheveux pareille ! Vous en avez déjà vu, vous autres, des brunes-rousses ? Je charrie pas, mes petits gorets, cette môme est certes brune tout en étant bel et bien rouquine. Question de lumière. Selon ses évolutions d’ombre à soleil, elle est tantôt noire tantôt auburn.

Joignez à ça une carnation d’ambre, des lèvres naturellement rouge vif et des yeux verts et dites-vous que si ce délicat sujet ne vous fait pas caracoler Popaul, c’est que vous avez les joyeuses fanées à jamais, déliquescentes, fondues ! Moi, de découvrir la belle enfant, dans sa robe noire qui la moule, avec ses formes conçues par les frères Montgolfier, j’en ai les membranes qui trépignent, la menteuse qui se colle au palais et les mollets qui font la pâte.

— Votre femme ? bégayé-je.

— Ma fille ! rectifie le pêcheur.

— Vous faites très jeune, complimenté-je, histoire de l’amadouer pour le cas où mon regard collé sur sa fille plus étroitement qu’une rustine sur une chambre à air le désobligerait.

— J’ai tout de même vingt-deux ans de plus que Vahi-Palpélzizi, soupire mon hôte.

Il n’a pas cassé la moindre broque à sa môme que déjà elle s’avance avec deux tasses de thé chaud sur un petit plateau de cuivre.

— Thank vou, miss, gazouillé-je en lui octroyant mon œillade veloutée 138 bis.

Elle ne bronche pas, n’a pas un regard, pas le moindre frémissement. M’est avis que votre cher San-A. s’est défoncé la rétine en pure perte.

— Ma fille ne parle pas l’anglais, explique Thadéthapi, en classe elle a choisi le français comme seconde langue, aussi m’obligeriez-vous si vous vouliez lui parler dans le dialecte du général de Gaulle !

— Volontiers, m’empressé-je, mais vous savez, moi je ne parle que le français usuel, puis, me tournant vers la ravissante enfant, je lui demande :

— Alors c’est vrai, je vais pouvoir vous dire que vous êtes belle dans ma langue maternelle ? Je vais pouvoir vous exprimer mon admiration sans chercher mes mots ? Vous comparer à l’aurore sans redouter un barbarisme ? Vous expliquer que mon cœur s’affole à votre contact sans risquer d’être pris pour le docteur Barnard ?

— Yes ! Yes ! encourage le père ! Very well, sir ! Again !

Les pères sont toujours ravis lorsqu’un type fait du gringue à leur fille dans une langue qui leur échappe, presque autant que les maris dont on baratine les bourgeoises. Fort de son assentiment, je déballe le grand jeu à Vahi-Palpélzizi. Je tantésibiente que la môme, bouleversée par cette tornade rose, s’en met à trembler comme une centenaire parachutée en Terre Adélie vêtue d’une seule feuille de vigne.