Выбрать главу

— C’est chez qui, ici ? demandé-je.

— Chez le prince Anârchi, renseigne Mostaclaouhi.

— Et que fait-il, dans l’existence, ce personnage ?

— Il est prince, monsieur ! répond le chauffeur. C’est une situation qui n’exige pas, chez nous du moins, qu’on en ait une autre.

Je mate le comportement de la Bentley par la lunette arrière. Elle vient de repartir, preuve que mes lascars sont pour un bon moment chez le prince.

— Ralentissez, je vous prie.

La vénérable Bentley nous double.

— Et maintenant, que dois-je faire ? bécaudise mon valeureux pilote.

Vous connaissez les décisions spontanées de votre San-A. mes toutes belles ? À l’emporte-pièce, il pense, le beau commissaire.

— Suivez cette auto !

— Mais cependant, monsieur, votre haut fonctionnaire…

— S’il vous plaît ! préempté-je.

Soumis, le vieux bonhomme entreprend de filer le train à la grosse guinde. Cette fois il n’a pas à se forcer car la Bentley roule maintenant à l’allure d’un carrosse anglais remontant le Mail.

La petite main fureteuse de Vahi se faufile le long de ma jambe. Elle me coule, presque pudiquement, une caresse hardie, puis chuchote à mon oreille :

— Quel jeu jouez-vous ?

Sa première question. Je la regarde, il y a comme des bulles de champagne dans ses grands yeux voluptueux.

— Je fais mon travail, ma chérie.

— Justement, quel est-il ?

— Je vous l’ai dit !

Elle secoue lentement la tête :

— Non !

— Mais…

Elle pose ses doigts sur ma bouche.

— Taisez-vous, je n’aime pas le mensonge…

Je me tais. Étrange filature. Pourquoi suis-je cette solennelle guimbarde, alors qu’elle ne contient plus les hommes que je dois surveiller ? Pourquoi aussi ai-je emmené Vahi avec moi, alors que mon boulot est déjà d’une rare délicatesse ? Je me demande souvent quels étranges mobiles me poussent en secret à accomplir des actes irraisonnés. Un instinct ? Des prémonitions ? Facile comme explications. Et pourtant…

Nous circulons à présent dans des rues étroites et populeuses où flottent des odeurs de friture et d’épices.

— Le quartier arménien, m’annonce Mostaclaouhi. Il est bruyant parce qu’on y boit du vin. Partout ailleurs on est musulman… Voici la cathédrale Saint-Sauveur, vous remarquerez son style byzantin, n’est-ce pas…

Un bon guide, Mostaclaouhi ; consciencieux, pas bête… Seulement ce que je remarque surtout c’est que la Bentley vient de ralentir et qu’elle manœuvre pour pénétrer dans la cour d’un immeuble miséreux.

— Stop !

J’ai lancé l’ordre à pleine voix, ce qui a fait sursauter notre conducteur. À son âge, un chauffeur néophyte a des réflexes cotonneux. Il a filé un coup de volant sur sa gauche, au moment précis où un camion bringuebalant nous croisait.

On entend un brzzzzzouing inquiétant.

— Oh ! Non ! Non ! Impossible ! Pas vrai ! Je veux pas ! s’écrie le malheureux en stoppant.

Le reste, il le clame, le balbutie, le sanglote en fârci, mais je continue d’en apercevoir le sens. Comme un fou, il se jette hors de sa voiture neuve, la contourne et se met à taper du pied tout en se tenant la tête à deux mains et en poussant des cris de pleureuse professionnelle.

— Mon auto ! Ma chérie ! Mon amour ! Déjà ! Non ! Ce n’est pas juste. Allah me maudit ! Il me rejette !

Je cours m’informer. Une laide estafilade traverse la carrosserie sur toute sa longueur.

— Ce n’est rien, affirmé-je. Une plaisanterie pour un carrossier, mon bon ami. Je vous paie la réparation et vous avez ma parole d’honneur qu’il n’y paraîtra plus.

Mes paroles consolatrices endorment un peu sa peine.

— Vous en profiterez pour faire disparaître le vilain point noir qui défigure votre capot, renchéris-je.

Là-dessus je m’approche de la cour merdeuse où vient de se ranger la Bentley. Son conducteur klaxonne avec impatience. Y a toute une marmaille autour de l’engin. Des mômes guenilleux, aux crânes tondus à zéro, pleins de croûtes, de crasses et de hardes.

Tout à coup, la horde de gamins piailleurs fait silence. Une porte vient de s’ouvrir et un personnage singulier s’avance dans la lumière. Jamais vu un zig aussi mal fichu que ce bonhomme. Il est grand, il a une grosse tête au nez camard. Des bras courts qui le font ressembler à un pingouin. Il marche à pas très menus, comme s’il avait les jambes partiellement entravées. Un presque infirme sans doute ? Malgré la chaleur, il porte un long imperméable boutonné jusqu’au cou. L’être en question cause un malaise indéfinissable car il a je ne sais quoi de monstrueux. Est-ce à cause de ses membres grêles ? De sa tête trop forte au front bombé et au regard globuleux ? Un air de sombre inintelligence achève de rendre l’apparition incommodante.

L’individu s’approche de l’auto en se dandinant lentement. On dirait qu’il va trébucher à chaque pas. Le chauffeur est descendu de son siège pour lui ouvrir la porte. Il lui tend des bras compatissants que le quasi-infirme dédaigne d’une voix pointue de vieille fille en colère.

Il lui est très malaisé de s’installer dans la voiture. Il s’y prend en plusieurs fois, en se cramponnant au montant de la portière.

Songeur, je reviens à mes camarades d’équipée.

Le pauvre Mostaclaouhi caresse d’une main miséricordieuse la cicatrice de son auto. Il voudrait effacer cette déplaisante rayure qui lui meurtrit l’âme plus profondément qu’elle meurtrit la carrosserie de la Hillman.

— Attention, ils vont ressortir, préviens-je.

Il me jette un œil hagard.

— Ah ! monsieur, me dit-il, la vie est une bien dure chose.

VIII

Le grand air de Carmen, quand il est interprété par un orchestre iranien, dure un quart de plus. Ça fait comme un 78 tours passé à la vitesse du 33. C’est ce que je me dis en écoutant la zizique de ce restaurant où je déguste du mouton au lait caillé en attendant l’arrivée de Béru. Bel établissement, tout en verroterie fine. Une gigantesque cage à zoiseaux occupe le centre du local. De style oriental, la cage ; comme le reste. Les loufiats idem. Ils portent des culottes blanches bouffantes (dans un restaurant, plus ça bouffe mieux ça vaut) et des gilets de velours chamarré.

Le mouton sent la ménagerie mal tenue et le caillé a un goût de merde avariée, mais comme je dispose d’une faim que je qualifierais « d’ogre » si je n’avais le souci d’éviter les clichés, je me cogne ma porcif en me persuadant que même chez Raymond Oliver on ne trouverait pas un mets plus délectable.

Tout à coup, la lourde s’ouvre et Sa Majesté fait une entrée remarquée, parce que remarquable. Pour le soir il a sorti son costar bleu à la Mao, Alexandre-Benoît. Il évoque quelque dignitaire chinois d’origine bourguignonne. Son crâne inondé d’eau de Cologne ressemble à un champ sillonné. Il marche doctement, le ventre en avant, la braguette béante, un pan de sa chemise passe par la brèche. Il est accompagné de Mistress Bitalaviock, étourdissante dans une robe imprimée dont les motifs représentent the London Bridge et l’Abbaye de Westminster curieusement imbriqués.

— Salut, San-A. dit-il, escuse le retard : au moment qu’on était en tenue de parade, Caca et mégnace se sommes sentis un regain de tendresse. J’ai voulu lui bergougner le système tout habillé manière de gagner du temps, vu qu’on jouait la montre, mais dans mes effusions j’ai pété la fermeture Éclair de ma devanture.