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— Du frometon, mon mec, renseigne Béru. Je laisse gerber le gaz pour isoler le laitage, tu mords. Ça t’ennuierait de m’en agiter un, ça me cloque la crampe de l’écrivain de castagnéter des deux mains.

— On va démarrer, coupé-je, agacé par ces travaux de fruitière entrepris en un pareil moment.

Nos trois personnages en effet se dirigent vers une grosse chignole ricaine dont les vitres soigneusement montées donnent à penser qu’elle est climatisée.

Je m’aperçois que je vous ai pas narré le troisième. Lui, c’est un jeune malabar blond, au regard clair et hardi, à la peau dorée. Il est fringué à l’américaine d’un costume extra-léger à rayures blanches et bleues. Il porte un appareil photo sur l’épaule et il est coiffé d’un bitos de paille claire orné d’un large ruban à damier. Cette mise devrait faire grincer des dents, pourtant ça lui va extra.

La tire amerloque décarre en souplesse et nous derrière.

Béru continue de se bricoler des yaourts. Moi je réfléchis ferme. La chaleur pourtant n’aide pas aux laborieuses cogitations. La preuve : les grands penseurs viennent tous des climats tempérés. J’évoque la matinée de l’autre jour, au burlingue. On faisait une partie de Yam, le Gros et moi. Rien à branlocher. L’été, vous remarquerez, les criminels eux-mêmes se foutent en veilleuse. Tout le monde inertie, toujours biscotte la température en escalade. Pourtant les jours sont plus longs, on devrait avoir plus de temps pour organiser des choses au lieu de végéter dans des insignifiances. Mais non, c’est ainsi : le farniente de juillet-août… La grosse mollesse préméditée.

Béru venait de s’aligner un carré de cinq quand la lourde s’est entrouverte légèrement. Il clamait des liesses, le Mastar. Gagner au jeu le met en transe. Il se croit béni des dieux. Bon, la porte s’écarte un chouïa, très peu. Je m’attendais que quelqu’un pénètre dans la pièce, mais rien ne se produisait. Je nous sentais observés. Rien de moins tolérable que de supposer un regard braqué sur vos faits et gestes, surtout quand on est poulardin.

À la fin je m’emporte.

— Si la crème d’andouille qui mijote derrière la lourde attend qu’on se déculotte, qu’elle le dise tout de suite ! cantonadé-je.

Bon, v’là l’huis qui s’open en grand. Le Vieux paraît, sourire mi-figue mi-raisin aux lèvres. Moi, naturellement, je bafouille des excuses.

— Laissez, laissez, calme-t-il d’un geste paterno-directo-protectoral. Et pardonnez-moi de vous avoir espionné…

— Oh ! monsieur le…

— Si, si, c’est le mot qui convient, affirme Pépère. J’allais entrer mais lorsque je vous ai vus tellement accaparés par votre partie de dés je n’ai pas osé achever mon mouvement.

Tu causes, Charles ! La timidité violette, c’est pas son genre, au Scalpé.

Il s’approche en se pourléchant le moral, tel un gros greffier qui voit radiner son mou.

— Comment se nomme ce jeu passionnant, messieurs ?

— Directeur, monsieur le Yame, balbutie le Mammouth.

Le Vieux ramasse les cinq dés et les fait sautiller dans sa paume délicate.

Un sourire machiavélique flotte sur ses lèvres minces.

— Tenez, mes amis, dit-il. Pour la première fois de ma carrière je vais vous jouer une enquête aux dés. Si je réussis un nombre pair vous partez en chasse, sinon on laisse tomber.

Voilà qui est aussi étrange que surprenant de la part d’un homme précis, calculateur et qui tourne toujours 49 fois sa langue dans sa bouche avant de parler.

Il lance les dés sur le buvard de mon sous-main et réalise un total de dix-sept. Il compte les points, hoche la tête, rafle les petits cubes de couleur pour les relancer d’un geste quasi rageur.

— Vingt-quatre ! annonce-t-il. Je crois bien que vous allez accomplir un beau voyage, messieurs. N’est-ce point d’ailleurs la saison des déplacements ?

Je ris de sa tricherie. Il a un culot noir, le Dabe. Un aplomb qui filerait le hoquet à la tour de Pise.

— Et où allons-nous, patron ?

— Téhéran !

Bérurier hoche la tête.

— Ça tombe bien, j’adore le Maroc ! déclare-t-il.

Le Big Boss lui vote un regard dont la noirceur vous ferait passer une nuit blanche.

— Bérurier, dit-il, j’aimerais que vous étudiez la carte du monde car, en période de conquête cosmique, vos incertitudes géographiques constituent une insulte au génie humain.

Frime tout à coup flasque de Sa Majesté qui prend des mines de cancre sur la sellette.

Histoire de tirer le Gravos d’embarras, j’enchaîne :

— Et qu’allons-nous faire en Iran, monsieur le directeur ?

— Une filature. Très honnêtement, il se peut que ce soit de l’argent perdu car rien ne permet de croire qu’il y ait à l’origine de ma décision quelque chose d’illégal.

Il continue de jouer avec les dés, les jetant et les reprenant en main sans attacher d’importance aux résultats qu’ils produisent.

— Vous avez entendu parler d’un certain Georges Grinsky ?

— Prof ?

— C’est cela, je vois que vous connaissez.

— À vrai dire je ne le connais que de réputation, monsieur le directeur.

— Tant mieux, vous le filerez plus facilement s’il ne vous a jamais rencontrés. Vous connaissez la réputation de ce bonhomme ?

— Il est comme qui dirait le von Braun de la pègre, n’est-ce pas ? Le technicien auquel les voyous d’envergure font appel lorsqu’ils se heurtent à des problèmes d’ordre plus ou moins scientifiques.

— Bravo, San-Antonio, vous connaissez parfaitement votre Who’s who du crime. En effet. Prof, comme son sobriquet l’indique, est un cerveau. Un type d’une grande intelligence, et si rusé que son casier judiciaire est à l’heure présente aussi vierge que le mien. Cent fois inculpé, toujours blanchi. Il a su se maintenir dans un no man ‘s fond du crime assez surprenant, ne fréquentant jamais les truands en dehors de son cabinet de consultation, menant une paisible existence dans son pavillon de la région parisienne, comme beaucoup d’autres pères tranquilles du Milieu. Il a même failli être élu maire de sa commune. Il est en tout cas conseiller municipal. Un cas, non ?

— On a déjà vu pire, patron !

— C’est juste, admet le Déboisé-du Promontoire. Le personnage a une autre particularité : celle de ne se déplacer jamais. Il possède un élevage de faisans dans la banlieue ouest et il n’est pas un seul jour qu’il ne leur ait donné à manger personnellement. Pire que père tranquille : il est pot-au-feu ! Si je vous disais qu’il n’a même pas de voiture ? Il vient à Paris par les transports publics, à la maigre fréquence d’une ou deux fois par mois. Je vous jure que le bonhomme est intéressant.

— On le dirait.

— Or, enchaîne le Dirlo, il vient de se produire un fait troublant. Ce maniaque de la tranquillité, ce farouche sédentaire, ce type popote vient de retenir un billet d’avion pour Téhéran. Qu’en pensez-vous ?

Je fais la moue (bien que je préfère plutôt faire l’amour). Y a tout de même pas de quoi se la déguiser en balancier d’horloge parce qu’un vieux requin paisible se paie des vacances en Perse, non ? Ça le tenaille peut-être d’aller draguer en Mésopotamie pour y renoucher le grand berceau de la Civilisation. Il est comme les anguilles, Prof, il ressent l’appel des fosses originelles.

Son retour de bâton, pour ainsi dire. Son andropause ou j’sais pas quoi… Personne y échappe, surtout pas les bonshommes. Ils passent une vie bien réglée, sans bavures. Ils creusent de profonds sillons d’habitudes qui les emportent doucettement vers la plage d’infini, comme les sillons d’un disque emmènent le bras du pick-up vers le néant noir de la rotation silencieuse. Mais un jour il leur arrive un turbin, comme ça, sans crier gare. Le démon de midi, ou de minuit, ou de j’ignore-quelle-heure… Crac, zim, boum ! Les gugus se dérèglent. Ils tournent plus dans le même sens, se rebellent contre la gravitation universelle.