On débouche sur une gigantesque place, infinie, bordée de palais et de mosquées aux dômes déjà rutilants dans le matin neuf.
Si on s’aventure là, on va être assaisonnés d’importance ! Mitraillés, écrasés par la putain de Bentley.
J’avise une venelle étroite sur ma gauche. J’y fonce. Ça pétarade de plus en plus derrière. Sans doute que les occupants de la voiture ont joint leurs instruments à celui du policier.
On vient de pénétrer dans le Bazar d’Ispahan. Croyez-moi ou allez vous faire intromettre chez les Grecs en rentrant, mais il n’a rien à voir avec celui de l’Hôtel de Ville ! Y a une autre ambiance que dans le bazar de Téhéran. C’est plus tortueux, plus bas de plaftard. Des terriers, des terriers ! Les échoppes sont encore fermées. J’avise une échelle rudimentaire.
— Grimpons !
Avant tout éviter la voiture qui vient de négocier son virage et nous arrive droit dessus ! On absorbe une volée d’échelons, mon pif dans le dargif de Béru. L’auto rageuse percute le bas de l’échelle. J’ai juste le temps de réussir un rétablissement pour ne pas m’écrouler sur le toit de la guinde. Nous nous trouvons dans une espèce de terrain vague, dont la terre jaune et sèche mamelonne devant nous. Ça ressemble un peu au relief lunaire. On court. S’agit d’avoir traversé cet espace avant que nos poursuivants s’y hissent, sans quoi ils pourront ajuster leur tir à loisir.
Tout à coup Béru qui caracolait devant moi disparaît. Le sol s’est effondré sous son poids. Je m’approche de la crevasse et qu’aspers-je ? Un atelier de tissage à main. Le terrain vague n’est en fait que l’immense toit de terre du bazar. Béru se débat dans d’énormes écheveaux de laine rouge. Je me laisse choir à son côté pour le dépêtrer. Le temps qu’on se défile (du verbe défiler qui signifie se sortir de fils) et un petit groupe de vachards se pointent. Une balle se plante dans le poteau de bois auquel je me tiens appuyé.
On se taille en traînant des guirlandes pourpres. Du tissage on passe dans un local où un petit vieux à qui on a dû oublier de dire la veille que l’heure de la fermeture avait sonné travaille paisiblement. Assis à terre, il applique une empreinte de bois gravé imprégnée d’encre bleue sur une étoffe et flanque sur sa matrice un grand coup du tranchant de la main, lequel est caparaçonné comme un bourrin de corrida. Je me baisse et cramponne la bassine emplie de teinture. J’attends, derrière un étendage de nappes fraîchement imprimées le passage des coureurs. La galopade me renseigne. Ils sont pas loin ! Les voilà ! Un geste large ! Plaouff ! Tout le contenu de la bassine dans la frime du peloton ! Des hurlements m’informent que, bien que j’aie agi au jugé, la teinture a atteint son but. Je risque un œil. On n’y voit plus que du bleu ! Ils sont tous à danser la gigue du cru, en gémissant. Ils en ont plein les mirettes. Aveuglés ! Ils se tordent ! Ils crient ! J’sais pas quel produit ils foutent dans leur teinture, les tisserands iranoches, mais faites-moi confiance : c’est pas de l’infusion de tilleul !
Je perds pas de temps à leur appliquer des compresses. Les cannes en folie, on continue notre sprint olympique.
Vous décrire nos méandres, je saurais pas. Un vrai labyrinthe ce bazar. On fonce au gré de notre instinct, tantôt à droite, tantôt à gauche. Choisissant de préférence les cheminements les plus déserts, les plus sinueux. On voudrait se vriller dans la misère de la ville, s’y fondre, y devenir punaises ou morpions. On parcourt d’infâmes venelles puantes où des ferronniers commencent à battre le fer dans des grottes embrasées par les forges. Des dinandiers bricolent des cochonneries de cuivre. Des marchands d’épices nous font éternuer. Des nomades chamarrés nous invectivent. Oh, comme c’est bon de voir s’épaissir la populace, peu a peu. De la sentir se coaguler autour de nous.
On arrête de cavaler vu que nos poumons sont à la limite de leur résistance.
On se blottit dans l’ombre d’un boyau où un môme vide les siens. Il ne nous est pas possible de parler. Respirer nous met du feu dans tout le torse.
Je ne saurais vous préciser le temps que nous passons ainsi, à haleter l’un contre l’autre, tandis qu’un chien vient déguster les résidus du marmot. Une tripotée de minutes, je suis certain. Des galopades retentissent. Je risque un z’œil et me rejette prompto dans l’ombre louche en voyant se pointer une escouade de policiers, au petit trot. Ils font tournoyer des matraques en regardant autour d’eux.
J’entraîne le chef Big dans les profondeurs du boyau. Tout au fond se trouve une minuscule courette encombrée de sacs pourris, de ferrailles inutilisables et de débris sans nom. Plus une porte. Béru l’enfonce d’un coup d’épaule propre à pulvériser le portail de Notre-Dame. Nous déboulons dans une obscure resserre où sont empilées des denrées épicières. Ça chlingue le moisi, l’huile rance, le pinard renversé. On bute dans des pyramides de caisses. À force de tâtonner et de se péter le pif sur un peu tout, on parvient à l’autre extrémité du local. La seconde porte, identifiée à tâtons, nous livre l’accès à une minable boutique, encore vide à cette heure. Je me respire une troisième lourde, histoire de soulager Pépère, lequel du reste a les bras chargés de bouteilles.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? lui demandé-je.
— Du remontant ! Je commence à avoir les échasses en guimauve. J’espère, ajoute-t-il en serrant plus étroitement les flacons sur son cœur, que c’est pas des boutanches de vinaigre car j’entrave ballepeau aux étiquettes.
Cette fois nous déboulons dans une Street un tantisoit moins passante. Une rue où déjà la chaleur tourne en rond. Nous chancelons de fatigue. On soumet nos organismes à un dur régime, mes enfants. Tout ça, c’est pas dédommagé par la Sécurité. À force de gnons reçus et de nuits blanches on s’achemine vers le jardinet terminal, en avance sur l’horaire, probablement…
Tout en m’efforçant de poser un panard devant l’autre, je réfléchis. Tout ça n’a rien d’enthousiasmant. Traqués par la police et par le prince, on n’a pas beaucoup de chances d’en réchapper. Surtout qu’on se remarque dans ce patelin. En cette saison chaude y a pas de touristes, alors vous vous concevez bien, tous les deux, errant comme deux ânes en plaine, aussi repérables qu’une tache de minium sur une robe de première communiante ! Les gens nous retapissent. Ils vont nous signaler. On laisse un sillage.
Comme pour accentuer mes angoisses, ou plus exactement, comme pour les justifier, j’avise des uniformes au bout de la rue. La poularderie établit des barrages dans les carrefours. Nous rebroussons presto chemin. Las, c’est pour voir deux matuches au loin, qui se la radinent.
Sans hésiter on pénètre dans la mosquée de Lâtri Nihité dont le vaste porche se propose à nous. Une grande cour intérieure, avec une fontaine circulaire au milieu où des fidèles procèdent à leurs ablutions…
On traverse l’esplanade tambour ne battant pas et on entre dans le bâtiment proprement dit. Ça commence d’abord par une sorte d’antichambre où des paires de pompes sont alignées, babouches bébey !
Au-delà de cette pièce l’édifice développe ses immenses voûtes, ses colonnes, son dôme mosaïqueux. Le sol est jonché de tapis. Quelques étudiants, dans un coin, potassent leurs cours. Contre un pilier, deux vieillards enturbannés cassent la graine. Plus loin, un croyant prie, le front au sol, le derrière aussi offert que celui de dame Bitalaviock.