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— Mais c’est impossible !

— Vise un peu comme ça l’est, gouaille le Sinistre en repartant.

Ça devient du Laurel et Hardy, pour lors, notre fuite. De l’Elsapopine remaké. La pompe est inclinée sur l’avant, elle produit le bruit des chères vieilles machines à battre de jadis. Ça fait tacatacatacata vzzzoum ! tacatacatacata vzzzoum ! Mais grâce au pilotage d’élite de Béru, ça continue de se mouvoir. Ça reste un moyen de locomotion, comprenez-vous ? Vaille que vaille nous atteignons le pied de la grande montagne rouge dont les roches aiguës ont je ne sais quoi de gothique. Elles étendent une ombre providentielle sur le sol tourmenté.

— Parfait, dis-je, puisque nous sommes parvenus ici sans avoir été repérés, nous allons y attendre la nuit. Ça reprendra Prof, il souffre trop !

— Tu vas pas plaindre cette vieille loque, non !

Il se tait en découvrant la main du père Grinsky. Pas laubé, mes chattes ! À cause de la chaleur ça se pourrit déjà. Elle devient verdâtre, sa pogne. Le sang qui en sourd par de fines fissures se transforme en pus.

Au lieu de profiter de l’ombre, Mostaclaouhi caresse le capot éventré de sa tuture. Il palpe les jantes aplaties, les ailes frisées, le bas de caisse en forme de gondole. Que c’est triste Venise ! Il a des hoquets, des plaintes rentrées ! Le chagrin lui broie l’intérieur. On sent qu’il va moucher ses poumons !

— Je veux pas te remuer l’Hillman dans la plaie, mec, fait Béru, mais t’aurais eu une 2 CV elle s’en tirait. Dans vos contrées à la con, faut voir pratique, mon pote. Où t’as péché, c’est par ton goût des signes estérieurs de richesse. T’as eu une chienne alors que t’as déjà pas de quoi te nourrir. T’as eu un râtelier alors que tu bouffes que du laitage ! Et t’as une conduite intérieure alors qu’il te faudrait une chenillette. C’est de l’estravagance ! Du m’as-tu-vuisme ! Tu cherches à prouver quoi ? Que vot’ standard de vie est plus fort qu’en Suède ?

— Je la guérirai ! s’écrie farouchement Mostaclaouhi en baisant le pare-brise de son auto, comme on baise un visage aimé. On la réparera. Elle sera à nouveau neuve, un jour ! Mon tôlier fait des miracles !

Un fracas géologique retentit. Cela ressemble à un camion de cailloux déversés dans une bétonneuse.

— Attention !

J’ai bondi sur Mostaclaouhi. Je l’ai arraché à sa foutue chiotte d’un geste éperdu. Un blaouing baooff retentit, retentit.

Un énorme quartier de roche détaché de la montagne vient de s’abattre sur l’auto, transformant ce qu’il en restait en une purée de ferraille et de cuir.

— Si ton tôlier parvient à refaire une bagnole avec ça, déclare Bérurier, c’est qu’il s’appelle Jésus-Christ !

La fraîcheur du soir descend sur notre infortune. Prof délire. Il dit « Bonjour, monsieur Martin, j’ai vu vos dahlias par-dessus notre mur, ce sont les plus beaux du pays ». Il est brûlant de fièvre. Si on ne le soigne pas très rapidement, la gangrène va se mettre dans sa main et l’emporter. Prostré, Mostaclaouhi tout en berçant d’un bras sa Mirza morte (laquelle commence à puer la venaison attardée) berce de l’autre un phare de sa défunte voiture. Une infinie détresse nous accable. Même le gars Béru est touché par la malédiction. Que faire ? Où aller ? Nous sommes traqués, pourchassés, immobilisés ! Nous n’avons d’assistance à espérer de personne. Affligés de deux vieillards délirants, c’est vraiment le fin bout de la nuit, bien qu’elle ne fasse que commencer, cependant.

— Écoute, Béru…

— Oh, laisse, j’ai trop faim pour causer… Et une telle pépie que ma langue ressemble aux pierres de sel qu’on donne à lécher aux vaches de chez nous !

— Justement, Gros, il faut qu’on fasse quelque chose…

— Quoi ? Commander une choucroute et des demis chez Lipp ?

— Je vais profiter de la nuit pour essayer de téléphoner à l’ambassade de France !

— C’est ça, t’as une cabine juste à l’angle du désert, rouscaille mon pote.

— Faut que je me risque à retourner à Ispahan.

— À pince, t’en as pas pour plus de deux jours !

— Je vais regagner la route. En trois heures je l’aurai atteinte. Ensuite je ferai du stop.

— Et en supposant que tu trouves un routier complaisant ?

— Oh ! sois pas nihiliste ! Occupe-toi des vieillards. Si dans un an et un jour personne n’est venu les réclamer, ils sont à toi !

Sur ces fortes paroles, non dépourvues d’humour malgré l’heure critique, je me mets en route. Et je chantonne, histoire de me donner du courage :

— Pars, sans te retourner, pars…

Ensuite je marseillaise : « Marchons ! Marchons ! Qu’un sang qu’impur… Y’a toujours du sang dans les hymnes. Toujours de la mort, de la mitraille, du sacrifice. Vous seriez norvégien ou guatémaltèque, vous auriez envie de vous faire naturaliser citoyen d’un pays dont le chant national dit qu’on entend mugir des féroces soldats dans ses campagnes ! Le Rouget, il avait confusionné avec les vaches, probable. Mais le pire c’est que les féroces soldats annoncés plus haut viennent égorger vos fils, vos compagnes ! Charmante villégiature !

Une heure que je marche. Je dois avoir les pinceaux en lambeaux ! Dans le noir je rencontre des obstacles imprévus ! Avisant une grosse roche arrondie, je décide de m’y asseoir pour reprendre haleine. Aussitôt, je sursaute : c’est chaud, plein de poils et ça se dresse en poussant une sorte de grand bêlement désespéré. Un dromadaire ! La vue du camélidé me fait comprendre deux choses : la première c’est que je n’ai pas entendu bêler mais blatérer l’animal, la seconde c’est que je me trouve dans un campement de nomades.

Fectivement, la lune qui surgit d’un nuage me découvre une demi-douzaine de tentes en peau de mouton dressées dans le « nomade’s lande ». Je fonce à la première. J’aimerais frapper, mais un index replié qui toque de la fourrure n’a jamais produit un gros vacarme. C’est pourquoi, au lieu d’annoncer mon arrivée, décidé-je de jeter un regard sur les occupants. Pour cela, je me mets à genoux devant l’entrée, puis délicatement, soulève un coin de la peau servant de portière. Cette brave chère lune, toujours fidèle au poste, malgré le tracassin des humains, me révèle un visage situé à moins de trente centimètres du mien. Est-ce une hallucination ? Suis-je le jouet d’un mirage ? Toujours est-il que cette figure m’est connue. Elle a des yeux clairs et fixes, un sourire souligné au rouge à lèvre violet ; des joues, des bajoues, une amorce de goitre, le tout extrêmement plâtreux. Bref, il s’agirait de la mère Bitalaviock que ça ne me surprendrait point.

— Vous ici ? soufflé-je dans un anglais parfait.

Le sourire de la dame s’accentue pour faire place à une lippe d’où tombe l’onomatopée « chutt » (en anglais puisque je l’écris avec deux « t »). À y regarder de plus près, je constate que la valeureuse fille d’Albion est à four paws et qu’elle a dans le dos et le train un monsieur à moustache tombante en train de to take son foot avec un maximum de sobriété dans l’expression. L’individu en question émet un léger soupir avant de reprendre ses distances.

— Vous m’avez suivie ? demande alors Mistress Bitalaviock en s’accrochant à mon bras secourable pour réintégrer la verticale.

— Non, ma chère amie, je vous rencontre ! Et avec quelle joie ! Comment se fait-il que vous soyez sous cette tente à pareille heure ?

La blafardeur lunaire me permet de voir rougir l’accueillante personne.

— C’est un merveilleux nomade que j’ai rencontré dans le bazar, en fin de journée. Il m’a fait des avances avec tant de gentillesse que, mon Dieu, je l’ai accompagné jusqu’ici pour y passer la nuit. J’adore le Moyen-Orient.