Bon, le truc au prince devient un vaporisateur, imaginez-vous. Ou quéque chose de simili-pareil. Une vapeur glacée m’est soufflée au visage, comme une méchante haleine polaire. Je vois tout qui se brouille, s’emberlifique.
Je chancelle. Me faut vous mouler là, mes canards. Ce n’est qu’un au revoir, rassurez-vous.
J’ai juste le temps de lâcher le rasoir et de me cramponner au dossier du siège.
Il m’a pris pour un miché, le prince.
Mon god, protégez-moi !
Le maigre zonzon de l’appareil à air conditionné me ramène à des notions auditives. Je clape d’un store.
J’ai la joue sur le tapis, je vois la pièce, morose dans sa lumière crue. Ayant modifié mon angle d’investigation, j’aperçois le prince, allongé non loin de moi et aussi inanimé qu’un tas de briques sur un chantier pendant une grève du bâtiment. Une flaque de sang s’étale sous sa nuque. Mince, que lui est-il arrivé, au despote local ?
À grand-peine je me traîne à la salle de bains, histoire de me filer de la flotte sur la pipe. Rien de tel que l’eau fraîche pour redonner à vos idées embrouillées l’éclat du neuf.
Bon mec comme pas deux, je retourne dans la pièce principale nanti d’un linge mouillé.
Un certain désordre raconte encore ce qui s’est passé pendant ma promenade dans les limbes. Au moment où ce machiavélique prince me neutralisait au gaz de perlimpinpin avec l’étrange vaporisateur que vous savez, l’Anglaise lui a donné un coup de téléphone.
Une sacrée costaude, la mère Bitalaviock ! Elle y est allée ni avec le dos de la cuiller, ni avec celui du combiné, mais bel et bien avec le bloc téléphonoir tout entier. Le socle et l’écouteur. Tout le titoum ! Vzoum ! En pleine cabèche ! Il a la tronche complètement pétée, Anârchi. Fendu depuis le sommet de la tête jusqu’à la première vertèbre. Un pur désastre. Une fois son coup de téléphone donné, la pauvre dadame a eu les foies et s’est barrée par la porte-fenêtre. Dites, me voilà au cœur de ma purée d’ennuis, non ? Le trucidage du prince à ajouter à mon palmarès ! Vous parlez ! Cette fois ils vont me découper menu, les Ispahanais ! Me déguiser en tapis, je sens venir…
Dérisoire, le grésillement du tubophone retentit dans le silence. J’essaie de porter l’appareil — ou ce qu’il en reste — à mon oreille, mais la plaque était trop sensible pour supporter ce traitement de choc. J’obtiens une bouillie de sons ; ça fait comme lorsqu’on enroule à toute pompe une bande de magnétophone. Grêle grêle grêle grêle ! Va te faire aimer !
— L’ambassade de France ? je demande. Ici le commissaire San-Antonio, des services extrêmement spéciaux français. J’appelle d’Ispahan, l’hôtel Châh Machin…
Écœuré, comprenant l’inutilité de mes parlotes, je laisse tomber les tronçons de téléphone. Le prince vient d’exhaler un léger soupir. Moi, gentil en plein, je me mets à lui bassiner la tartine avec mon chiftir trempé.
Il se produit alors un nouveau sortilège, mes drôles. Je sais bien que le pays veut ça, mais enfin, ça finit par déconcerter quand même. Tandis que je cherche à ranimer le prince en lui mouillant la compresse, sa barbe et ses baffies me restent dans les plis du linge.
Et qu’est-ce que je découvre ?
Ouais, inutile de vouloir vous péter une pendule, vous l’avez deviné, il s’agit de la môme Vahi.
Son frère, c’était seulement des postiches et une tenue masculine.
À cet instant, pour les besoins de la cause, elle reprend un tantisoit conscience. Son regard étrange se pose sur votre serviteur.
— Salut, ma poule, je lui dis. T’es un vrai prince du sang avec tout le raisin que t’as répandu !
Vous allez m’objecter qu’au lieu de lui faire de l’esprit, je devrais préférablement m’esbigner par la porte-fenêtre, moi idem. Mais vous connaissez tous mon sens du devoir et mon altruisme ? Je suis un vrai poulet, désireux de tout apprendre en allant au fond des choses. Et puis j’ai des scrupules à abandonner une femme dans un instant critique.
— Je vais mourir, soupire-t-elle.
— Tout le monde, la consolé-je. Ainsi le terrible prince Anârchi est en réalité une femme ?
Elle voudrait opiner, mais comme elle a la tête fendue, elle dit « oui » avec les paupières, ce qui est aussi éloquent et bien moins fatigant.
— Quelle raison, darling, si ce n’est pas indiscret ?
— Rien n’est indiscret à qui va mourir. Il s’agit d’un secret familial. J’avais un frère jumeau, il est mort peu de temps après mon père, dévoré par un molosse devenu fou furieux. Dominant sa peine, ma mère qui fut la première à découvrir le drame, s’occupa avant tout de faire croire que c’était moi la victime. Elle m’habilla des vêtements de mon frère et me confia à sa vieille nourrice, puis elle mit mes effets de fille à mon pauvre frère.
Pour quelle raison, cette substitution ?
— Chez nous, les femmes n’ont aucun droit aux héritages. La fortune des Anârchi aurait été à la branche cadette qui comportait des mâles.
— Je comprends.
— Ma mère m’a donc élevée comme un garçon, m’éduquant en conséquence, m’entraînant à jouer ce rôle parfois difficile…
— Tu parles !
— J’ai voulu trop bien faire, je me suis exercée à la cruauté, à la tyrannie pour accréditer mon personnage.
Elle m’émeut. Admettez que ça n’a pas dû être une sinécure. Je comprends que ça l’ait complètement faussée, Vahi, un micmac aussi calé. Pendant des années chiquer les matous alors qu’on est une ravissante fille, y a de quoi vous déboussoler !
— Tu as pu donner l’illusion ?
— Trois serviteurs seulement sont au courant, et m’ont aidée. La fille que vous avez tuée dans la salle du prophète, Thadéthapi Perséh et Ali Gâthorr, mon âme damnée, c’est grâce à leur vigilance de tous les instants que j’ai pu mener jusqu’ici cette étrange existence. J’avais un harem comme l’exigeait mon rang. Je faisais le simulacre d’en jouir, grâce à d’odieux subterfuges…
— Mais tu restais une magnifique gonzesse chaude du réchaud, pas vrai, ma gosse ? Alors quand tu le pouvais, tu reprenais ta véritable apparence pour aller courir le guilledou…
Je tressaille.
— Mais dis donc, j’y pense… Les cadavres, dans la serre aux orchidées ?
Son nez se pince, ses yeux se cernent, ses lèvres se retroussent, bref elle entre en agonie à pieds joints.
— Oui, dit-elle…
— Des amants à toi ? En bonne Marguerite de Bourgogne, tu les sacrifiais après usage ?
— Oui.
— Et ton faux père, le pêcheur qui m’a ramené chez nous, le sieur Thadéthapi Perséh, ça n’est pas par hasard qu’il était sur les rives du fleuve ?
— Non, mise en scène… Je désirais capter votre confiance pour savoir ce que vous me vouliez… J’étais a Téhéran, la veille… C’est moi qui servais de guide aux deux…
Elle ferme les yeux, à bout de lucidité.
— Vahi !
Quel étonnant personnage. Désaxé, sublime dans ses entreprises, machiavélique surtout ! Névrosé ! Etc. Vous pouvez compléter la liste s’il vous vient d’autres épithètes.
— Vahi ! Ma très belle ! Toi que je n’ai jamais pu finir, comme dans ces rêves lubriques où l’on ne peut aller jusqu’à l’aboutissement !
Croyez-moi ou allez vous faire bâter pour vous lancer dans le service de messageries, mais j’en ai les larmes aux yeux.
— Pourquoi voulais-tu voler les joyaux de la couronne, dis, ma sublime ?
Elle a un imperceptible branlement de chef. Son dernier.
— Je… ne… voulais… pas… les voler, jus-te-ment !
Et elle meurt, mes amis, comme dans du Shakespeare ! Comme dans du Corneille ! Comme dans la vie !