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On en a vite classe. Les immeubles sont banals et de pauvre qualité. Même le centre de la ville ressemble à une banlieue morose. Au cœur de la cité s’élève un gigantesque building mal fini, où personne n’ose s’installer. La voiture de mes loustics contourne la triste construction dont la hardiesse a quelque chose d’affligeant.

Leur tire emprunte une rue populeuse où des ânes lourdement bâtés trottinent entre les voitures vociférantes. L’un suivant les autres, on parcourt une cinq centaines de mètres avant de déboucher au milieu d’un carrefour, dans un paroxysme d’agitation et de bruit. L’américaine stoppe en double file. Prof, King et la fille au voile descendent. Ils traversent la chaussée en louvoyant entre les bagnoles.

— Où sommes-nous ?

— Bazar ! répond laconiquement mon chauffeur.

— O.K., rangez-vous où vous pourrez et attendez-moi.

Je fonce sur les talons des trois autres. Le temps de franchir à mon tour la Khiâbân-é-Bouzar-djomehri (vous cassez pas le tronc, ça s’écrit comme ça se prononce) et j’ai perdu mon trio de vue. Rien de plus désagréable comme sensation pour un poulaga que de ne plus avoir en ligne de mire les mecs qu’il filoche.

On aimerait s’installer devant une glace pour s’administrer des coups de pied dans le dargif à tête reposée. La populace me les a happés. Ils se sont engloutis dans cet océan humain, coloré et braillard, qui les malaxe, les digère, les soustrait à ma vigilance.

Les nerfs survoltés, je bondis par la première entrée qui s’offre à moi. Aussitôt m’apparaît un formidable dédale de travées bordées de magasins, d’échoppes, d’ateliers, avec des pyramides de denrées. Ça sent le pauvre, la sueur, les épices. Des amoncellements de cuivre martelé jettent de troubles éclats sur cette frénésie. Ça gueule, ça exclame, ça bouscule ! Des marchands de boissons, des marchands de parfums s’interpellent. Des portefaix plus chargés que baudets fendent la cohue, cassés en deux sous leur charge de couleur. Des commerçants juifs à barbouze noire et coiffés d’un chapeau rond à large bord invitent les passants baguenaudeurs à entrer dans leurs boutiques. Il y a des himalayas de godasses, des culminances de fringues liées par ballots, tassées, pliées, bourrées comme du tabac séché.

Des nomades femelles, voilées de frite, éclaboussantes de couleurs vives[3] défilent en queue leu leu, chargées de mouflets frisés. C’est un torrent de vie orientale. Un bouillonnement d’individus… Mais ce qui donne à cette foule sa vraie couleur locale, ce qui la situe, l’ennoblit, c’est la frénésie de tapis qui sarabandent à perte de vue dans les souks, de gauche et de droite, ici, partout, jusque dans les extrêmes lointains de la rétine. Accrochés, suspendus, étalés, roulés comme rollmops. Immenses ou carpettes. Tapis de soie ou tapis rêche. Empilés à foutre des vertiges. Rutilards, arabesqueux ! Hardis ou mornes. De Chiraz ou Ispahan, de Qum, de Téhéran ou d’ailleurs. Des campagnes… Des tribus… Des vieux, des neufs, des râpés. Des qui représentent le Châh, d’autres la Chahagate et d’autres le petit Chah-ton. Des qu’on a tissé John Kennedy ou Martin Luther King. Une vraie débauche extravagante. À croire que tout l’Iran a envie de tisser ! À se demander où que ça va tout ce matériel. Qu’on pourrait bout à bout en recouvrir la planète. Tous se vautrer sur des persans pure laine, du Labrador à la Terre de Feu. En recouvrir nos toits, en garnir nos chiottes. En amonceler dans les greniers que les rats s’en fassent péter la boyasse. En tapisser (c’est le mot de le dire) nos rues pour que les tomobilistes puissent fondre plus en moelleur sur les derniers piétons. En remplacer la mousse des sous-bois afin que les amoureux n’aient plus de taches vertes sur leurs slips ! Le grand vautrage universel sur la frime à M’sieur et Maâme Rézâ Châh Pahlévi and children.

À dada, radada ! Tapissez partout ! Tapis et nœuds volants en route pour le cosmos ! Mars en carême. Vénus de Milou ! L’anneau de sa turne ! Un peu Pluton un peu plus tard ! Une formide gabegie tapisseuse. À franges, à poils longs. À vendre !

Moi ça fait pas mon beurre, ce déferlement. Je saute pour essayer d’apercevoir mes drôlets au milieu de la grouillance. Je bouscule, je m’accroche dans des voiles. Je démasque des tarderies qui se planquaient coquettement la hideur sous des froufrous. Je fonce à travers une allée, je m’emberlife dans les méandres. Je demande pardon à un ânon qu’ânonnait sous ses balles de laine. Je renverse un cyclomotoriste téméraire qui pétomane parmi les pédestres. On me toise, on m’engueule en Fârci, en Turkoman, en Béloutche, en Osmanli, en Kurde, en Guilak, en Mâzandérani, en Arménien, en Arabe, en Yiddish, en Anglais. J’enjambe des marchandises, je dépyramide des conserves, je dévaste des forêts de tapis roulés et plantés comme des arbres pétrifiés. Je chois dans des crassiers de safran. J’éternue dans du piment-poudre. Je dérape sur des noix de cajou couleur d’acajou. J’aromatise au romarin des venelles encombrées.

On glapit de plus belle, on se rebelle, on me montre du doigt, me désigne, me dénonce, me menace, me vilipende.

Et le gars mézigus, fils honorable de la chère Félicie, continue de chercher ardemment ses deux touristes. Je pourrais faire relâche, retourner les attendre près de leur bagnole. Après tout j’en ai à branlocher quoi t’est-ce qu’ils aillent marchander de la moquette ou des narguilés ? Mais non, mon instinct poulardier me mène ! C’est lui qui me dope, m’enjoint. Faut que je me les retapisse. Je peux plus vivre sans eux !

Alors je continue mes pernicieuses cabrioles. Je me retiens plus de renverser les échafaudages de groles. Faut que ça tempête ou que ça dise pourquoi ? Des descendants de prophète à turban noir se retrouvent les quatre frères en l’air, biscotte San-A. Des cireurs de lattes en restent babouche bée de me voir piétiner leur pot de cirage. C’est plein de dames enceintes qui se protègent la dynastie en m’apercevant, rouge et galopant comme zèbre auquel on aurait cloqué un brandon en guise de suppositoire.

Ils ont jamais vu une tornade blanche de cette ampleur, dans le bazar de Téhéran. Ils en causeront le soir, au coin du frigo, de cette monstre échappée san-antoniaise. Tout le faste olympique, je leur apporte. En plus, le frisson de la charge turque. Un sultan insultant, je leur parais ! Démoniaque, brise-tout, dératé ! Une Apocalypse en répétition. Un typhon jamaïcain. Je fous la merde ! Je sévis. Je sévice ! J’ébranle. Culbute, démolis, foule, détraque, meurtris, dévaste, répands, déchire, éclate, craquelle, fissure, dégonfle, troue, traumatise, déconnecte, propulse.

On s’écarte devant moi. Y a un sillage précédateur, ce qu’est extrêmement rare chez les sillages. Je tournevire avec plus d’aisance. Je périscope mieux à loisir. Tant et si bien que je finis par renoucher mon trio fantôme. Il est au bout d’un étroit boyau au long duquel se succèdent des ateliers de batteurs de cuivre. Chaque artisan a son trou noir qu’éclaire une forge brasillante.

Il est noir comme le trou, l’artisan. En général il a un môme ou deux trois qui l’aident. Les plus grands cisaillent le métal, le plus jeune agite un dérisoire éventail pour lui aérer un peu la bouille.

Content d’avoir rétabli la jonction, je m’arrête pour remettre un peu d’ordre dans mes poumons. Je sue comme je suis. Des chandelles plus grosses que les cierges saint-sulpiciens. Les trois personnages marchent d’un pas urgent, sans un regard pour le pittoresque spectacle qui s’offre à eux. Dans la venelle, règne un fracas infernal. Tous ces bonshommes martelant le cuivre, vous parlez d’un récital de tam-tams ! Blouing blouing ! On a les tympans rétamés en moins de deux, la tronche comme un tocsin ! Les noirauds, pleins de suie et de rires blancs, me matent avec un intérêt courtois. Les mômes me crient un gentil « Hello ! ». L’influence ricaine, ça mes amis. Hello ! Tous les mômes ! Yen a, des linguistes, qui se hasardent à m’en casser plus long. Ils me disent « Goudibaille », pour good-bye, en agitant leurs petites mains cradingues. « Hello ! Hello ! » Me prennent pour Nixon. « Hello ! » je leur retourne. Pas la peine de les décevoir, ces chérubins. S’ils me veulent ricain, qu’ils m’aient donc !

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Pas très français, mais je compisse vos éventuelles protestations.