Выбрать главу

Après le quartier des cuivreurs, bourré de samovars et de plateaux que j’aimerais mieux me buter plutôt que d’en avoir un seul chez moi, on passe dans la voie plus paisible des drapiers. Les trois n’ont pas la démarche touristique. Ils vont comme quand on se rend à un point précis avec la hâte d’y parvenir. À la fin ils débarquent dans une rue véritable, à ciel ouvert et s’arrêtent devant une maison. La fille au voile pousse une porte basse et hasarde la tronche à l’intérieur. Je l’entends qui parlemente.

Les trois finissent par entrer dans la maison dont la lourde se reclaque.

Je me tâte un brin. La ruelle est bordée de murs et ne comporte que deux ou trois portes. Un soleil de feu (j’ai toujours eu des métaphores originales) crache épais dans cette tranchée d’un blanc éblouissant.

Où me planquer ? Comme j’ignore dans quelle direction ils se dirigeront en sortant de là, il m’est délicat d’aller m’embusquer à l’une des extrémités de la rue. Cette dernière est déserte. On n’entend que les martèlements des dinandiers, au loin, et les bruits d’élytres d’insectes invisibles.

Au bout de la venelle, une femme débouche, portant une cruche sur l’épaule. Une solide gaillarde voilée, flamboyante dans ses guenilles aux couleurs d’incendie. De toute beauté ! On ne voit qu’elle dans cette ruelle étroite. Je la regarde venir à moi avec mon œil d’artiste. Y’a des courts moments qu’on est obligé de faire relâche pour déguster les enchantements visuels ou auditifs. Les tactiles aussi, moins nombreux mais plus ardents. Ainsi cette femme voilée de bleu, avec ses hardes indigo et rouges, sa longue jupe blanche, ses pieds couleur d’ambre… La cruche à la forme harmonieuse. Une amphore pour ainsi dire. Et l’attitude gracieuse de la fille : un Greuze ! Je me demande si j’aimerais me la faire, cette nana. Tout compte fait, je décide que non. On est perverti par la civilisation. On fait la fine b… La crasse effraie l’homme moderne. Il a des idées prophylactiques plein le bol. Il préfère renoncer à des ébats rares plutôt que de se fourvoyer Popaul dans un bouillon de culture. Conclusion, cette dame nomade, mi-bohémienne d’allure, mi-paysanne, tout en m’enchantant l’œil, me recroqueville Coquette. Je la contemple complaisamment. La v’là à ma hauteur. Elle a les yeux fixes, au-dessus de son voile, matant farouchement la ligne bleue des Zagros pour m’ignorer bien à bloc. Me rendre pratiquement transparent pour sa rétine. Elles sont d’une pudeur, ces gerces ! D’une fidélité au mâle ! J’ignore ce qu’elles pensent en grand secret et si ça les démange de faire un brin de contrecarre à leur julot. Vous croyez, vous autres, qu’elles en rêvassent de la bagatelle adultère ? Qu’elles frémissent en loucedé du petit baigneur ? Que leurs glandes font un discret solo ?

Je pense à tout ça au moment qu’elle me croise. Et puis tout va extrêmement vite en devenant extrêmement surprenant. Juste comme je détourne la tête pour la suivre des yeux, lui scruter la croupe, elle a un geste qui la dévoile. J’ai le temps de concevoir que cette dame est en réalité un homme. Un type au regard de feu, portant une moustache à la Omar Sharif. Il me balance sa cruche sur la pomme. J’ai pas le temps d’esquiver. C’est trop fulgurant. Trop époustouflant. Le ciel s’assombrit. Je déguste un éclaboussement fabuleux dans la région du cervelet. Je vois tout rouge, puis tout noir, les gars.

Je me dis que quelque chose vient d’éclater. Et je me demande si c’est sa cruche… Ou bien la mienne ?

III

Un séisme m’arrache aux limbes.

Je viens d’éternuer. Mais attention, je souligne : pas de l’éternuement discret, du petit atchoum de rosière étouffé dans de la batiste. Pas non plus le tchoum prolongé, comme un geignement de freins à air comprimé. De l’éternuement fracassant, explosif, broyeur de muqueuse. J’en ai toute la bouille qui part en miettes ! Les os qui se fendillent, les cartilages qui font le pas de vis.

Pour le coup je rouvre les châsses, guéri instantanément de mon sirop d’oubli. Vite je les referme biscotte je me dis que de deux choses l’une : ou bien je suis canné, ou alors, dans mon sommeil, ils m’ont fait prendre du L.S.D. ! Ce que je viens d’entr’apercevoir entre mes longs cils langoureux, les gars, dépasse l’entendement.

De quoi m’embarquer vite vite dans un hostal psychiatrique ou bien une clinique à guérir les traumatismes crâniens. Des dames présidentes de républiques viendront me prononcer des paroles de réconfort au chevet, comme toutes les dames présidentes pendant que leurs bonshommes causent de choses que les peuples s’imaginent sérieuses. Vous remarquerez, des vieilles radasses promuses tout par un coup présidentes, brusquement les v’là qui se cloquent des discrets tailleurs, s’affublent de capelines comme en portaient les honnêtes femmes de jadis, et qui bombent, coudes au corps, dans les hôpitaux où le professeur Dugenou leur fait visiter son service.

C’est la manière, aux dadames en question, de se revirginiser la réputation. De devenir édifiante aux z’œils de l’opinion publique. La visite aux malades c’est magique. La caresse au mongolien, la main sur le front du prématuré, le pouls qu’on tâte à l’hémiplégique, le bras tendu au rapatrié clopinant d’une guerre de quelque part, ça produit toujours son effet. Ça humidifie les bonnes gens, les propulse dans des abîmes de bienveillance. Le monde est plein de recettes éprouvées. À force, ça finit par me briser les burnes, ces simagrées, cette routine, ce ronron complaisant, cette absence d’invention, ce mépris de l’homme. Me ferai ermite, si je me poursuis ; c’est inéluctable. J’en peux plus de toutes leurs conneries et turpitudes. Leurs campagnes électorales, leurs déclarations pomponneuses. Leurs voyages z’à l’étranger où qu’on leur a réservé un accueil triomphal. Toujours, vous noterez : triomphal. Vive le président Monzobe et longue vit à la présidente, qu’elle en prenne plein les galoches ! Mais je m’égare, comme on dit à Saint-Lazare.

Je vous causais de ma vision !

Elle est d’Orient, certes voui, mais pas d’un orient fabuleux comme sur les tapisseries persanes.

Ce que je viens d’apercevoir, mes jolies chattes, c’est un vieux chameau. Je ne fais pas d’allusion à vos belles-doches, les gars.

Par chameau, j’entends bel et bien un dromadaire. Il est beige très clair, avec des poils blancs. Il a deux énormes coquilles de paille sur les yeux et il marche en rond, d’un pas indécis, en tirant une grosse barre de bois, laquelle actionne la forte meule en pierre d’un moulin à farine. Ce chameau aveuglé tourne dans un local à peine éclairé par un trou percé au faîte du toit. Il broie du noir, je suppose, en broyant du safran. C’est jaune partout dans ce gourbi. La lumière tombant du trou est ennuagée de safran. Les pattes du chameau sont poudrées d’ocre également. Je dois en avoir plein les fringues, à gésir sur ce sol qui sent la bouillabaisse, plein les trous de nez aussi, si j’en juge à mes éternuements.

Un petit cliquetis ponctue le carrousel. Il est produit par une chaîne qu’agite un nain, debout au haut des marches conduisant à une porte basse. Singulier personnage en vérité. Très brun, les cheveux frisés, le nez en bec de rapace, l’œil sombre, il porte un petit pantalon élimé et une chemise qui n’a plus comme couleur que celle des produits moulus. Il regarde tourner son dromadaire en secouant la chaîne. Parfois l’animal marque un temps d’arrêt et agite sa tête de mouton qu’un boa serait en train d’avaler par le siège. Il paraît guetter des prémices, le chameau. Ou bien évoquer les grands espaces désertiques. Le nain accroît le tintinnabulement de la chaîne et, inexplicablement sollicitée par ce bruit, la bête reprend sa marche. C’est terrible comme scène, ce chameau broyant du safran au fond d’un local obscur, avec son espèce de casque téléphonique sur les yeux, son manque d’entrain, le cliquetis de la chaîne et le nain impassible.