Un martèlement de pas sur le ciment. Les gnards qui se pointent ne sont pas chaussés de sandales de corde. On relève le couvercle de la malle et une poigne énergique la fait basculer avec son précieux — ô combien — chargement. Je roule jusqu’au bord d’une fosse emplie d’eau opaque. Elle a pas été changée depuis plusieurs générations, cette flotte. Les savonnages successifs l’ont tellement épaissie qu’on dirait du sirop d’orgeat dans quoi se seraient noyées des myriades de mouches. Un court moment je crois que je vais basculer dans cette fange, mais ma trajectoire s’interrompt opportunément à un millimètre virgule quatre de la tasse.
Vite, je me roule en arrière. Ça me permet de découvrir les arrivants. Ils sont deux. Un couple. La femme est iranienne, probable, mais vêtue à l’européenne. Ah, l’admirable visage ! Fin, délicat. Le nez est pincé, harmonieux, le menton bien rond, et parfait l’ovale du visage. Sa chevelure d’un brun ardent est séparée par ce qu’on appelle dans tous les romans de ce genre une « raie médiane ». Elle porte une robe légère, en damas blanc brochée d’or. Le regard dont elle m’enveloppe a la couleur de certaines topazes du Rio Grande. Son compagnon est un gros type au visage bouffi, fringué d’un pantalon bleu et d’une chemise à manches courtes qui, mal boutonnée, laisse passer les poils astrakanesques de son bide.
— You speak english, of course ? me demande-t-il.
— Je parle anglais, mais je pense en français, lui réponds-je.
Ce qui constitue — ne venez pas me prétendre le contraire — une fière réplique, digne d’un enfant de la France pompidolienne. Elle ne trouble pas pour autant le camarade Gradube.
— C’est bien, apprécie-t-il.
Je passe à l’attaque, de façon purement verbale (et par conséquent verbeuse, car tout ce qui est verbal n’est que verbeux) hélas !
— J’aimerais savoir pourquoi vous m’avez assommé et séquestré, dis-je.
Il secoue la tête avec mépris. J’ai déjà vu des expressions méprisantes au cours de ma tumultueuse carrière, les gars, mais d’aussi autant (comme dit Béru), never !
— Vous ne manquez pas d’audace ! jette-t-il comme on crache une chique vidée de sa substantifique moelle.
— Qu’est-ce à dire ? me rebiffé-je sans grande conviction, vu qu’un saucisson ne dispose pas d’une suffisamment grande liberté de mouvement pour faire un bon protestataire.
— Il est à dire que vous suiviez le Grand Juste, sir.
— Ça consiste en quoi ?
— Quoi ?
Beau duo de croassements ! Croassez et multipliez-vous, comme je dis toujours aux jeunes séminaristes quand ils se marient.
— Le Grand Juste ?
— Inutile de feindre la surprise et l’ignorance, sir. On a constaté votre manège, n’est-il pas vrai ? ajoute le suifeux en se tournant vers la môme brune.
Le regard d’ambre (j’avais dit de topaze tout à l’heure, mais en définitive il est plus foncé que ça) de la ravissante personne s’emplit de noirceur jupitérienne. Si elle reste branchée sur la force une minute de plus, je vais morfler une décharge façon Sing-Sing.
— Il suivait le Grand Juste, affirme-t-elle catégoriquement.
C’est tellement sans réplique que je ne trouve plus de mots pour protester.
Voilà du neuf et du déraisonnable, une fois encore, mes petites grand-mères. Le Grand Juste ! Je vous demande un peu. Ça signifie quoi donc, mort de ma viande ? Est-ce ainsi qu’on qualifie Prof au pays des Mille et un z’ennuis ?
J’ai peine à l’admettre. Il a rien d’un Grand Juste, le vieux faisan. Lui, il appartiendrait plutôt à la série des petits bricoleurs.
— Écoutez, fais-je, je ne pige rien à ce que vous me dites et je pense qu’il serait préférable d’avoir une explication franche et massive dans l’honneur et dans la dignité. Pour commencer, dites-moi qui vous êtes et je vous dirai qui je fréquente.
L’homme au pantalon bleu est affligé d’un léger tic qui lui tire l’œil droit en arrière par instants. Sans doute ce petit travers se manifeste-t-il principalement dans ses périodes de contrariété ? Toujours est-il qu’à la fin de ma phrase, son lampion se met à lui gambader dans la figure comme un poney dans son enclos.
Au lieu de me répondre, il lance un appel qui doit s’écrire en caractères tortillés pareils à de l’italique découpé au ciseau à broder.
Le petit vioque qui s’ablutionnait les pataugas sort ses targettes de l’eau bourbeuse, piétine une serviette trouée pour les sécher et s’avance vers nous en contournant l’immonde cuve. Avant de nous parvenir, il prend un long cordon soigneusement enroulé dans un placard et le dévide tout en marchant.
Je sens qu’elle est pour mézigue, cette ficelle. Et je me demande avec une angoisse aussi légitime que l’épouse du général Bey-Collomb comment il compte l’utiliser.
La réponse à cette muette question ne traîne pas. Pépère exécute un nœud aussi coulant qu’une blenno mal soignée et me passe la boucle aux épaules. Rien qu’à la manière qu’il serre, je réalise qu’il a conservé une fameuse force bien qu’il apparaisse tout branlant. J’en ai connu des génaires forts comme turcs. J’en connais encore, quelques-uns, pas trop, des qui se pointent sur leurs quatre-vingts hivers et qui te fauchent encore un champ de luzerne ou bien te déménagent un grenier. Leur reste plus que le muscle, c’est-à-dire l’essentiel. Ils ont paume leurs graisses superflues et sont devenus vigoureux à force de sécheresse, comme des sarments de vigne. Autant j’horripile les vieux jérémieurs, autant ceux que je vous cause, je les vénère de s’être maintenus présents. Quelle belle politesse ils nous ont faite ! En attendant, je le souhaiterais bien démantelé, le vieux gus au nœud coulant. S’il sucrait et ployait sous l’arthrite, sûrement qu’il me manipulerait pas comme un simple yo-yo. Il m’arracherait pas du sol visqueux pour me propulser dans la flotte nauséabonde.
Plouff ! Je coulapique d’une traite. Deux mètres de plongée. Vingt-cinq centimètres de moins et je pouvais continuer d’approvisionner mes éponges, mais enfin le guignol qui a architecturé ce hammâm ne pouvait pas prévoir mon problème, hein ?
Je ferme mes écoutilles à bloc pour empêcher cette eau fangeuse de m’entrer. Leur combine, vous parlez si je l’ai pigée ! Elle est vioque comme vos robes, mesdames chaisières. Pendant la guerre, les gentlemen teutoniques appelaient ça le coup de la baignoire. Le résultat était pareil, mais le procédé plus hygiénique. Mes tourmenteurs vont me faire tremper jusqu’à ce que je sois au bord de l’asphyxie, ensuite ils me retireront pour me laisser récupérer et ils recommenceront l’opération autant de fois que nécessaire pour m’amener à parler. On a beau avoir une âme d’élite, être plus résistant que le franc et posséder une volonté d’airain, à l’arrivée faut s’allonger dans ces cas-là. Passer outre (c’est le mot) son honneur. Je compte in petto (car si j’ouvrais la bouche, hein !) pour égrener les secondes. Je m’efforce à ne pas paniquer. Faut que je rogne sur leur temps d’estimation, comprenez-vous ? Ma capacité thoracique me permet des performances de pêcheurs de perlouzes. Si je vous disais, mon premier chrono, je l’ai utilisé à calculer combien de temps je parvenais à rester sans respirer. Je me piquais au jeu. Me disais que ma vie en dépendait. Fallait que j’atteigne la minute d’autonomie, absolument. Et quand j’ai réussi à tenir mes soixante secondes, je me suis obstiné. J’en avais des vertiges, des bourdonnements. Ça devenait tout rouge dans ma tronche, tout brûlant dans ma poitrine.
L’absence d’oxygène me muait en brasier. Mon record ? Je crois pouvoir vous dire une trente ! Faut le faire, croyez ! C’est dangereux, vos soufflets se mettent vite en torche à ce régime-là.