Il est évident que la vie de ce maraud devait être la mienne. – Pour lui, il me trouve fort heureux et entre en de grands étonnements de me voir triste comme je suis.
Tout cela n’est pas fort intéressant, mon pauvre ami, et ne vaut guère la peine d’être écrit, n’est-ce pas? Mais, puisque tu veux absolument que je t’écrive, il faut bien que je te raconte ce que je pense et ce que je sens, et que je te fasse l’histoire de mes idées, à défaut d’événements et d’actions. – Il n’y aura peut-être pas grand ordre ni grande nouveauté dans ce que j’aurai à te dire; mais il ne faudra t’en prendre qu’à toi. Tu l’auras voulu.
Tu es mon ami d’enfance, j’ai été élevé avec toi; notre vie a été commune bien longtemps, et nous sommes accoutumés à échanger nos plus intimes pensées. Je puis donc te conter, sans rougir, toutes les niaiseries qui traversent ma cervelle inoccupée; je n’ajouterai pas un mot, je ne retrancherai pas un mot, je n’ai pas d’amour-propre avec toi. Aussi je serai exactement vrai, – même dans les choses petites et honteuses; ce n’est pas devant toi, à coup sûr, que je me draperai.
Sous ce linceul d’ennui nonchalant et affaissé dont je t’ai parlé tout à l’heure remue parfois une pensée plutôt engourdie que morte, et je n’ai pas toujours le calme doux et triste que donne la mélancolie. – J’ai des rechutes et je retombe dans mes anciennes agitations. Rien n’est fatigant au monde comme ces tourbillons sans motif et ces élans sans but. – Ces jours-là, quoique je n’aie rien à faire non plus que les autres, je me lève de très grand matin, avant le soleil, tant il me semble que je suis pressé et que je n’aurai jamais le temps qu’il faut; je m’habille en toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettant mes vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. – Quelqu’un qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vous d’amour ou chercher de l’argent. – Point du tout. – Je ne sais pas seulement où j’irai; mais il faut que j’aille, et je croirais mon salut compromis si je restais. – Il me semble que l’on m’appelle du dehors, que mon destin passe à cet instant-là dans la rue, et que la question de ma vie va se décider.
Je descends, l’air effaré et surpris, les habits en désordre, les cheveux mal peignés; les gens se retournent et rient à ma rencontre, et pensent que c’est un jeune débauché qui a passé la nuit à la taverne ou ailleurs. Je suis ivre en effet, quoique je n’aie pas bu, et j’ai d’un ivrogne jusqu’à la démarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue en rue comme un chien qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard, très inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, me glissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades des gens que je heurte, et regardant partout avec une netteté de vision que je n’ai pas dans d’autres moments. – Puis il m’est démontré tout d’un coup que je me trompe, que ce n’est pas là assurément, qu’il faut aller plus loin, à l’autre bout de la ville, que sais-je? Et je prends ma course comme si diable m’emportait. – Je ne touche le sol que du bout des pieds, et ne pèse pas une once. – Je dois en vérité avoir l’air singulier avec ma mine affairée et furieuse, mes bras gesticulants et les cris inarticulés que je pousse. – Quand j’y songe de sang-froid, je me ris au nez à moi-même de tout mon cœur, ce qui ne m’empêche pas, je te prie de le croire, de recommencer à la prochaine occasion.
Si l’on me demandait pourquoi je cours amas, je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je n’ai pas de hâte d’arriver, puisque je ne vais nulle part. Je ne crains pas d’être en retard, puisque je n’ai pas d’heure. – Personne ne m’attend, – et je n’ai aucune raison de me presser ici.
Est-ce une occasion d’aimer, une aventure, une femme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque à ma vie et que je cherche sans m’en rendre compte, et poussé par un instinct confus? est-ce mon existence qui se veut compléter? est-ce l’envie de sortir de chez moi et de moi-même, l’ennui de ma situation et le désir d’une autre? C’est quelque chose de cela, et peut-être tout cela ensemble. – Toujours est-il que c’est un état fort déplaisant, une irritation fébrile à laquelle succède ordinairement la plus plate atonie.
Souvent j’ai cette idée que, si j’étais parti une heure plus tôt, ou si j’avais doublé le pas, je serais arrivé à temps; que, pendant que je passais par cette rue, ce que je cherche passait par l’autre, et qu’il a suffi d’un embarras de voitures pour me faire manquer ce que je poursuis à tout hasard depuis si longtemps. – Tu ne peux t’imaginer les grandes tristesses et les profonds désespoirs où je tombe quand je vois que tout cela n’aboutit à rien, et que ma jeunesse se passe et qu’aucune perspective ne s’ouvre devant moi; alors toutes mes passions inoccupées grondent sourdement dans mon cœur, et se dévorent entre elles faute d’autre aliment, comme les bêtes d’une ménagerie auxquelles le gardien a oublié de donner leur nourriture. Malgré les désappointements étouffés et souterrains de tous les jours, il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir. Je n’ai pas d’espérance, car, pour espérer, il faut un désir, une certaine propension à souhaiter que les choses tournent d’une manière plutôt que d’une autre. Je ne désire rien, car je désire tout. Je n’espère pas, ou plutôt je n’espère plus; – cela est trop niais, – et il m’est profondément égal qu’une chose soit ou ne soit pas. – J’attends, – quoi? Je ne sais, mais j’attends.
C’est une attente frémissante, pleine d’impatience coupée de soubresauts et de mouvements nerveux comme doit l’être celle d’un amant qui attend sa maîtresse. – Rien ne vient; – j’entre en furie ou me mets à pleurer. – J’attends que le ciel s’ouvre et qu’il en descende un ange qui me fasse une révélation qu’une révolution éclate et qu’on me donne un trône qu’une vierge de Raphaël se détache de sa toile, et me vienne embrasser, que des parents que je n’ai pas meurent et me laissent de quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve d’or, qu’un hippogriffe me prenne et m’emporte dans des régions inconnues. – Mais quoi que j’attende, ce n’est à coup sûr rien d’ordinaire et de médiocre.
Cela est poussé au point que, lorsque je rentre chez moi, je ne manque jamais à dire: – Il n’est venu personne? Il n’y a pas de lettre pour moi? rien de nouveau? – Je sais parfaitement qu’il n’y a rien qu’il ne peut rien y avoir. C’est égal; je suis toujours fort surpris et fort désappointé quand on me fait la réponse habituelle: – Non, monsieur, – absolument rien.
Quelquefois, – cependant cela est rare, – l’idée se précise davantage. – Ce sera quelque belle femme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas, avec qui je me serai rencontré au théâtre ou à l’église et qui n’aura pas pris garde à moi le moins du monde. – Je parcours toute la maison, et jusqu’à ce que j’aie ouvert la porte de la dernière chambre, j’ose à peine le dire, tant cela est fou, j’espère qu’elle est venue et qu’elle est là. – Ce n’est pas fatuité de ma part. – Je suis si peu fat que plusieurs femmes se sont préoccupées fort doucement de moi, à ce que d’autres personnes m’ont dit que je croyais très indifférentes à mon égard, et n’avoir jamais rien pensé de particulier sur mon propos. – Cela vient d’autre part.
Quand je ne suis pas hébété par l’ennui et le découragement, mon âme se réveille et reprend toute son ancienne vigueur.
J’espère, j’aime, je désire, et mes désirs sont tellement violents que je m’imagine qu’ils feront tout venir à eux comme un aimant doué d’une grande puissance attire à lui les parcelles de fer, encore qu’elles en soient fort éloignées. – C’est pourquoi j’attends les choses que je souhaite, au lieu d’aller à elles, et je néglige assez souvent les facilités qui s’ouvrent le plus favorablement devant mes espérances. – Un autre écrirait un billet le plus amoureux du monde à la divinité de son cœur, ou chercherait l’occasion de s’en rapprocher. – Moi, je demande au messager la réponse à une lettre que je n’ai pas écrite, et passe mon temps à bâtir dans ma tête les situations les plus merveilleuses pour me faire voir à celle que j’aime sous le jour le plus inattendu et le plus favorable. – On ferait un livre plus gros et plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe de tous les stratagèmes que j’imagine pour m’introduire auprès d’elle et lui découvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un de mes amis: – Présentez-moi chez madame une telle, – et d’un compliment mythologique convenablement ponctué de soupirs.