Chapitre 2
Eh bien! mon ami, je suis rentré à la maison, je n’ai pas été au Cathay, à Cachemire ni à Samarcande; – mais il est juste de dire que je n’ai pas plus de maîtresse que jamais. – Je m’étais pourtant pris la main à moi-même, et juré mon grand jurement que j’irais au bout du monde: je n’ai pas été seulement au bout de la ville. Je ne sais comment je m’y prends, je n’ai jamais pu tenir parole à personne, pas même à moi: il faut que le diable s’en mêle. Si je dis: J’irai là demain, il est sûr que je resterai; si je me propose d’aller au cabaret, je vais à l’église; si je veux aller à l’église, les chemins s’embrouillent sous mes pieds comme des écheveaux de fil, et je me trouve dans un endroit tout différent. Je jeûne quand j’ai décidé de faire une orgie, et ainsi de suite. Aussi je crois que ce qui m’empêche d’avoir une maîtresse, c’est que j’ai résolu d’en avoir une.
Il faut que je te raconte mon expédition de point en point: cela vaut bien les honneurs de la narration. J’avais passé ce jour-là deux grandes heures au moins à ma toilette. J’avais fait peigner et friser mes cheveux, retrousser et cirer le peu que j’ai de moustaches, et, l’émotion du désir animant un peu la pâleur ordinaire de ma figure, je n’étais réellement pas trop mal. Enfin, après m’être attentivement regardé au miroir sous des jours différents pour voir si j’étais assez beau et si j’avais la mine assez galante, je suis sorti résolument de la maison le front haut, le menton relevé, le regard direct, une main sur la hanche, faisant sonner les talons de mes bottes comme un anspessade, coudoyant les bourgeois et ayant l’air parfaitement vainqueur et triomphal.
J’étais comme un autre Jason allant à la conquête de la toison d’or. – Mais, hélas! Jason a été plus heureux que moi: outre la conquête de la toison, il a fait en même temps la conquête d’une belle princesse, et moi, je n’ai ni princesse ni toison.
Je m’en allais donc par les rues, avisant toutes les femmes, et courant à elles et les regardant au plus près quand elles me semblaient valoir la peine d’être examinées. – Les unes prenaient leur grand air vertueux et passaient sans lever l’œil. – Les autres s’étonnaient d’abord, et puis souriaient quand elles avaient les dents belles. – Quelques-unes se retournaient au bout de quelque temps pour me voir lorsqu’elles croyaient que je ne les regardais plus, et rougissaient comme des cerises en se trouvant nez à nez avec moi. – Le temps était beau; il y avait foule à la promenade. – Et cependant, je dois l’avouer, malgré tout le respect que je porte à cette intéressante moitié du genre humain, ce qu’on est convenu d’appeler le beau sexe est diablement laid: sur cent femmes il y en avait à peine une de passable. Celle-ci avait de la moustache; celle-là avait le nez bleu; d’autres avaient des taches rouges en place de sourcils; une n’était pas mal faite, mais elle avait le visage couperosé. La tête d’une seconde était charmante, mais elle pouvait se gratter l’oreille avec l’épaule; la troisième eût fait honte à Praxitèle pour la rondeur et le moelleux de certains contours, mais elle patinait sur des pieds pareils à des étriers turcs. Une autre faisait montre des plus magnifiques épaules qu’on pût voir; en revanche, ses mains ressemblaient, pour la forme et la dimension, à ces énormes gants écarlates qui servent d’enseigne aux mercières. – En général, que de fatigue sur ces figures! comme elles sont flétries, étiolées, usées ignoblement par de petites passions et de petits vices! Quelle expression d’envie, de curiosité méchante, d’avidité, de coquetterie effrontée! et qu’une femme qui n’est pas belle est plus laide qu’un homme qui n’est pas beau!
Je n’ai rien vu de bien, – excepté quelques grisettes; – mais il y a là plus de toile à chiffonner que de soie, et ce n’est pas mon affaire. – En vérité, je crois que l’homme, et par l’homme j’entends aussi la femme, est le plus vilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupède qui marche sur ses pieds de derrière me paraît singulièrement présomptueux de se donner de son plein droit le premier rang dans la création. Un lion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et dans leur espèce beaucoup d’individus atteignent à toute la beauté qui leur est propre. Cela est extrêmement rare chez l’homme. – Que d’avortons pour un Antinoüs! que de Gothons pour une Philis.
J’ai bien peur, mon cher ami, de ne pouvoir jamais embrasser mon idéal, et cependant il n’a rien d’extravagant et de hors nature. – Ce n’est pas l’idéal d’un écolier de troisième. Je ne demande ni des globes d’ivoire, ni des colonnes d’albâtre, ni des réseaux d’azur; je n’ai employé dans sa composition ni lis, ni neige, ni rose, ni jais, ni ébène, ni corail, ni ambroisie, ni perles, ni diamants; j’ai laissé les étoiles du ciel en repos, et je n’ai pas décroché le soleil hors de saison. C’est un idéal presque bourgeois, tant il est simple, et il me semble qu’avec un sac ou deux de piastres je le trouverais tout fait et tout réalisé dans le premier bazar venu de Constantinople ou de Smyrne; il me coûterait probablement moins qu’un cheval ou qu’un chien de race: et dire que je n’arriverai pas à cela, car je sens que je n’y arriverai pas! il y a de quoi en enrager, et j’entre contre le sort dans les plus belles colères du monde.
Toi, – tu n’es pas aussi fou que moi, tu es heureux, toi; – tu t’es laissé aller tout bonnement à ta vie sans te tourmenter à la faire, et tu as pris les choses comme elles se présentaient. Tu n’as pas cherché le bonheur, et il est venu te chercher; tu es aimé, et tu aimes. – Je ne t’envie pas; – ne va pas croire cela au moins: mais je me trouve moins joyeux en pensant à ta félicité que je ne devrais l’être, et je me dis, en soupirant, que je voudrais bien jouir d’une félicité pareille.
Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté de moi, et je ne l’aurai pas vu, aveugle que j’étais; peut-être la voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes m’aura empêché de l’entendre.
Peut-être ai-je été aimé obscurément par un humble cœur que j’aurai méconnu ou brisé; peut-être ai-je été moi-même l’idéal d’un autre, le pôle d’une âme en souffrance, – le rêve d’une nuit et la pensée d’un jour. – Si j’avais regardé à mes pieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums et sa chevelure éplorée. J’allais levant les bras au ciel, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, et dédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m’ouvrait son cœur d’or dans la rosée et le gazon. J’ai commis une grande faute: j’ai demandé à l’amour autre chose que l’amour et ce qu’il ne pouvait pas donner. J’ai oublié que l’amour était nu, je n’ai pas compris le sens de ce magnifique symbole. – Je lui ai demandé des robes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, la science, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême, – tout ce qui n’est pas lui; – l’amour ne peut offrir que lui-même, et qui en veut tirer autre chose n’est pas digne d’être aimé.
Je me suis sans doute trop hâté: mon heure n’est pas venue; Dieu qui m’a prêté la vie ne me la reprendra pas sans que j’aie vécu. À quoi bon donner au poète une lyre sans cordes, à l’homme une vie sans amour? Dieu ne peut pas commettre une pareille inconséquence; et sans doute, au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimer et dont je dois être aimé. – Mais pourquoi l’amour m’est-il venu avant la maîtresse! pourquoi ai-je soif sans avoir de fontaine où m’étancher? ou pourquoi ne sais-je pas voler, comme ces oiseaux du désert, à l’endroit où est l’eau? Le monde est pour moi un Sahara sans puits et sans dattiers. Je n’ai pas dans ma vie un seul coin d’ombre où m’abriter du soleiclass="underline" je souffre toutes les ardeurs de la passion sans en avoir les extases et les délices ineffables; j’en connais les tourments, et n’en ai pas les plaisirs. Je suis jaloux de ce qui n’existe pas; je m’inquiète pour l’ombre d’une ombre; je pousse des soupirs qui n’ont point de but; j’ai des insomnies que ne vient pas embellir un fantôme adoré; je verse des larmes qui coulent jusqu’à terre sans être essuyées; je donne au vent des baisers qui ne me sont point rendus; j’use mes yeux à vouloir saisir dans le lointain une forme incertaine et trompeuse; j’attends ce qui ne doit point venir, et je compte les heures avec anxiété, comme si j’avais un rendez-vous.