– En vérité, tu es d’un primitif qui n’a pas de nom, et je ne croyais pas qu’il fût possible d’être aussi pastoral et aussi bucolique que cela dans le bienheureux siècle où nous sommes! – Que diable fais-tu donc de cette grande paire d’yeux noirs que tu as là, et qui serait de l’effet le plus vainqueur, si tu savais t’en servir? – Regarde-moi là-bas un peu, dans ce coin auprès de la cheminée, cette petite femme en rose qui joue avec son éventaiclass="underline" elle te lorgne depuis un quart d’heure avec une assiduité et une fixité tout à fait significatives: il n’y a qu’elle au monde pour être indécente d’une manière aussi supérieure, et déployer une aussi noble effronterie. Elle déplaît beaucoup aux femmes, qui désespèrent de parvenir jamais à cette hauteur d’impudence, mais, en revanche, elle plaît beaucoup aux hommes, qui lui trouvent tout le piquant d’une courtisane. – Il est vrai qu’elle est d’une dépravation charmante, pleine d’esprit, de verve et de caprice – C’est une excellente maîtresse pour un jeune homme qui a des préjugés. – En huit jours elle vous débarrasse une conscience de tout scrupule, et vous corrompt le cœur de manière à ce que vous ne soyez jamais ridicule ni élégiaque. Elle a sur toutes choses des idées d’un positif inexprimable; elle va au fond de tout avec une rapidité et une sûreté qui étonnent. C’est l’algèbre incarnée que cette petite femme-là; c’est précisément ce qu’il faut à un rêveur et à un enthousiaste. Elle t’aura bientôt corrigé de ton vaporeux idéalisme: c’est un grand service qu’elle te rendra. Elle le fera du reste avec le plus grand plaisir, car son instinct est de désenchanter des poètes.
Ma curiosité étant éveillée par la description de C***, je sortis de ma retraite, et, me glissant entre les groupes, je m’approchai de la dame et je la regardai fort attentivement: – elle pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Sa taille était petite, mais assez bien prise, quoique un peu chargée d’embonpoint; elle avait le bras blanc et potelé, la main assez noble, le pied joli et même trop mignon, – les épaules grasses et lustrées, peu de gorge, mais ce qu’il y en avait fort satisfaisant et ne donnant pas mauvaise idée du reste; pour les cheveux, ils étaient extrêmement brillants et d’un noir bleu comme des ailes de geai; – le coin de l’œil troussé assez haut vers la tempe, le nez mince et les narines fort ouvertes, la bouche humide et sensuelle, une petite raie à la lèvre inférieure, et un duvet presque imperceptible aux commissures. Et dans tout cela une vie, une animation, une santé, une force, et je ne sais quelle expression de luxe adroitement tempérée par la coquetterie et le manège, qui en faisaient en somme une très désirable créature et justifiaient et au-delà les goûts très vifs qu’elle avait inspirés et qu’elle inspirait tous les jours.
Je la désirai; – mais je compris néanmoins que ce ne serait pas cette femme, tout agréable qu’elle fût, qui réaliserait mon vœu et me ferait dire: – Enfin j’ai une maîtresse!
Je revins à de C***, et je lui dis: – La dame me plaît assez, et je m’arrangerai peut-être avec elle. Mais, avant de rien dire de précis et qui m’engage, je voudrais bien que tu eusses la bonté de me faire voir celles des indulgentes beautés qui ont eu l’obligeance de se frapper pour moi, afin que je puisse choisir. – Tu me ferais plaisir aussi, puisque tu me sers ici de démonstrateur, d’y ajouter une petite notice et la nomenclature de leurs défauts et qualités; la manière dont il faut les attaquer et le ton qu’on doit employer avec elles pour que je n’aie pas trop l’air d’un provincial ou d’un littérateur.
– Je veux bien, dit de C***. – Vois-tu ce beau cygne mélancolique qui déploie son cou si harmonieusement et fait remuer ses manches comme des ailes; c’est la modestie même, tout ce qu’il y a de plus chaste et de plus virginal au monde; c’est un front de neige, un cœur de glace, des regards de madone, un sourire d’Agnès, elle a une robe blanche et l’âme pareille; elle ne met dans ses cheveux que des fleurs d’oranger ou des feuilles de nénuphar, et ne tient à la terre que par un fil. Elle n’a jamais eu une mauvaise pensée et ignore profondément en quoi un homme diffère d’une femme. La sainte Vierge est une bacchante à côté d’elle, ce qui d’ailleurs ne l’empêche pas d’avoir eu plus d’amants qu’aucune femme que je connaisse, et assurément ce n’est pas peu dire. Examine-moi un peu la gorge de cette discrète personne; – c’est un petit chef-d’œuvre, et réellement il est difficile de montrer autant en cachant davantage; dis-moi si, avec toutes ses restrictions et toute sa pruderie, elle n’est pas dix fois plus indécente que cette bonne dame qui est à sa gauche et qui étale bravement deux hémisphères qui, s’ils étaient réunis, formeraient une mappemonde d’une grandeur naturelle, ou que cette autre qui est à sa droite, décolletée jusqu’au ventre et qui fait parade de son néant avec une intrépidité charmante? – Cette virginale créature, ou je me trompe fort, a déjà supputé dans sa tête ce que les promesses de ta pâleur et de tes yeux noirs pouvaient tenir d’amour et de passion; et ce qui me fait dire cela, c’est qu’elle n’a pas regardé une seule fois de ton côté, du moins en apparence; car elle sait faire jouer sa prunelle avec tant d’art et la faire couler si adroitement dans le coin de ses yeux que rien ne lui échappe; on croirait qu’elle y voit par le derrière de la tête, car elle sait parfaitement ce qui se passe derrière elle. – C’est un Janus féminin. – Si tu veux réussir auprès d’elle, il faut laisser là les manières débraillées et victorieuses. Il faut lui parler sans la regarder, sans faire de mouvement, dans une attitude contrite, et d’un ton de voix étouffé et respectueux; de cette façon, tu pourras lui dire tout ce que tu voudras, pourvu que cela soit convenablement gazé, et elle te permettra les choses les plus libres en paroles d’abord, et ensuite en action. Aie soin seulement de rouler tendrement les yeux quand elle aura les siens baissés, et parle-lui des douceurs de l’amour platonique et du commerce des âmes, tout en employant avec elle la pantomime la moins platonique et la moins idéale du monde! Elle est fort sensuelle et très susceptible; embrasse-la tant que tu voudras; mais, dans l’abandon le plus intime, n’oublie pas de l’appeler madame au moins trois fois par phrase: elle s’est brouillée avec moi, parce qu’étant couché dans son lit je lui ai dit je ne sais plus quoi en la tutoyant. Que diable! on n’est pas honnête femme pour rien.
– Je n’ai pas grande envie, d’après ce que tu me dis, de risquer l’aventure: une Messaline prude! l’alliance est monstrueuse et nouvelle.
– Vieille comme le monde, mon cher! cela se voit tous les jours, et rien n’est plus commun. – Tu as tort de ne pas te fixer à celle-là: – Elle a un grand agrément, c’est qu’avec elle on a toujours l’air de commettre un péché mortel, et le moindre baiser paraît tout à fait damnable; tandis qu’avec les autres on croit à peine faire un péché véniel, et souvent même on ne croit rien faire du tout. – C’est la raison pourquoi je l’ai gardée plus longtemps qu’aucune maîtresse. – Je l’aurais encore, si elle ne m’avait pas quitté elle-même; c’est la seule femme qui m’ait devancé, et je lui porte un certain respect à cause de cela. – Elle a de petits raffinements de volupté on ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faire extorquer ce qu’elle accorde très librement: ce qui donne à chacune de ses faveurs le charme d’un viol. Tu trouveras dans le monde dix de ses amants qui te jureront sur leur honneur que c’est la plus vertueuse créature qui soit. – Elle est précisément le contraire. – C’est une curieuse étude que d’anatomiser cette vertu-là sur un oreiller. – Étant prévenu, tu ne cours aucun risque, et tu n’auras pas la maladresse d’en devenir sincèrement amoureux.