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Chose honteuse à dire, j’éprouvais un grand délice à me sentir gagné par l’abrutissement; je ne m’y opposais pas, j’y aidais de toutes mes forces, tant la corruption est naturelle à l’homme, et tant il y a de boue dans l’argile dont il est pétri.

Cependant j’eus une minute peur de cette gangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice; mais le parquet semblait avoir monté jusqu’à mes genoux, et j’étais comme enchâssé à ma place.

À la fin je pris sur moi de la quitter, et, la soirée étant fort avancée, je m’en retournai chez moi très perplexe, très troublé et ne sachant trop ce que je devais faire. – J’hésitais entre la prude et la galante, – Je trouvais de la volupté dans l’une et du piquant dans l’autre; et, après un examen de conscience très détaillé et très approfondi, je m’aperçus non que je les aimais toutes les deux, mais que je les désirais toutes les deux, l’une autant que l’autre, avec assez de vivacité pour en prendre de la rêverie et de la préoccupation.

Selon toute apparence, ô mon ami! j’aurai une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes les deux, et pourtant je t’avoue que leur possession ne me satisfait qu’à moitié: ce n’est pas qu’elles ne soient fort jolies, mais à leur vue rien n’a crié dans moi, rien n’a palpité, rien n’a dit. – C’est elles; je ne les ai pas reconnues. – Cependant je ne crois pas que je rencontrerai beaucoup mieux du côté de la naissance et de la beauté, et de C*** me conseille de m’en tenir là. Assurément je le ferai, et l’une ou l’autre sera ma maîtresse, ou le diable m’emportera avant qu’il soit bien longtemps; mais au fond de mon cœur, une secrète voix me reproche de mentir à mon amour, et de m’arrêter ainsi au premier sourire d’une femme que je n’aime point, au lieu de chercher infatigablement à travers le monde, dans les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les palais et dans les auberges, celle qui a été faite pour moi et que Dieu me destine, princesse ou servante, religieuse ou femme galante.

Puis je me dis que je me fais des chimères, qu’il est bien égal après tout que je couche avec cette femme ou avec une autre; que la terre n’en déviera pas d’une ligne dans sa marche, et que les quatre saisons n’intervertiront pas leur ordre pour cela; que rien au monde n’est plus indifférent, et que je suis bien bon de me tourmenter de pareilles billevesées: voilà ce que je me dis. – Mais j’ai beau dire, je n’en suis ni plus tranquille ni plus résolu.

Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoup avec moi-même, et que les plus petits détails dans une vie aussi monotone que la mienne prennent une trop grande importance. Je m’écoute trop vivre et penser: j’entends le battement de mes artères, les pulsations de mon cœur; je dégage, à force d’attention, mes idées les plus insaisissables de la vapeur trouble où elles flottaient et je leur donne un corps. – Si j’agissais davantage, je n’apercevrais pas toutes ces petites choses, et je n’aurais pas le temps de regarder mon âme au microscope, comme je le fais toute la journée. Le bruit de l’action ferait envoler cet essaim de pensées oisives qui voltigent dans ma tête et m’étourdissent du bourdonnement de leurs ailes: au lieu de poursuivre des fantômes, je me colletterais avec des réalités; je ne demanderais aux femmes que ce qu’elles peuvent donner: – du plaisir, – et je ne chercherais pas à embrasser je ne sais quelle fantastique idéalité parée de nuageuses perfections. – Cette tension acharnée de l’œil de mon âme vers un objet invisible m’a faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est, à force d’avoir regardé ce qui n’est pas, et mon œil si subtil pour l’idéal est tout à fait myope dans la réalité; – ainsi, j’ai connu des femmes que tout le monde assure être ravissantes, et qui ne me paraissent rien moins que cela. – J’ai beaucoup admiré des peintures généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ou inintelligibles m’ont fait plus de plaisir que les plus galantes productions. – Je ne serais pas étonné qu’après avoir tant adressé de soupirs à la lune et regardé les étoiles entre les deux yeux, après avoir tant fait d’élégies et d’apostrophes sentimentales, je ne devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou de quelque femme laide et vieille; – ce serait une belle chute. – La réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que j’ai mis à lui faire la cour: – cela ne serait-il pas bien fait, si j’allais m’éprendre d’une belle passion romanesque pour quelque maritorne ou quelque abominable gaupe? Me vois-tu jouant de la guitare sous la fenêtre d’une cuisine et supplanté par un marmiton portant le roquet d’une vieille douairière crachant sa dernière dent? – Peut-être aussi que, ne trouvant rien en ce monde qui soit digne de mon amour, je finirai par m’y adorer moi-même, comme feu Narcisse d’égoïste mémoire. – Pour me garantir d’un aussi grand malheur, je me regarde dans tous les miroirs et dans tous les ruisseaux que je rencontre. Au vrai, à force de rêveries et d’aberrations, j’ai une peur énorme de tomber dans le monstrueux et le hors nature. Cela est sérieux, et il y faut prendre garde. – Adieu, mon ami; – je vais de ce pas chez la dame rose, de peur de me laisser aller à mes contemplations habituelles. – Je ne pense pas que nous nous occupions beaucoup de l’entéléchie, et je crois que, si nous faisons quelque chose, ce ne sera pas à coup sûr du spiritualisme, bien que la créature soit fort spirituelle: je roule soigneusement et serre dans un tiroir le patron de ma maîtresse idéale pour ne pas l’essayer sur celle-ci. Je veux jouir tranquillement des beautés et des mérites qu’elle a. Je veux la laisser habillée d’une robe à sa taille, sans tâcher de lui adapter le vêtement que j’ai taillé d’avance et à tout événement pour la dame de mes pensées. – Ce sont de fort sages résolutions, je ne sais pas si je les tiendrai – Encore une fois, adieu.

Chapitre 3

Je suis l’amant en pied de la dame en rose; c’est presque un état, une charge, et cela donne de la consistance dans le monde. Je n’ai plus l’air d’un écolier qui cherche une bonne fortune parmi les aïeules et qui n’ose débiter un madrigal à une femme, à moins qu’elle ne soit centenaire: je m’aperçois, depuis mon installation, que l’on me considère beaucoup plus, que toutes les femmes me parlent avec une coquetterie jalouse et font de grands frais pour moi. – Les hommes, au contraire, y mettent plus de froideur, et, dans le peu de mots que nous échangeons, il y a quelque chose d’hostile et de contraint; ils sentent qu’ils ont en moi un rival déjà redoutable et qui peut le devenir davantage. – Il m’est revenu que beaucoup d’entre eux avaient amèrement critiqué ma façon de me mettre, et avaient dit que je m’habillais d’une manière trop efféminée: que mes cheveux étaient bouclés et lustrés avec plus de soin qu’il ne convenait; que cela, joint à ma figure imberbe, me donnait un air damoiseau on ne peut plus ridicule; que j’affectais pour mes vêtements des étoffes riches et brillantes qui sentaient leur théâtre, et que je ressemblais plus à un comédien qu’à un homme: – toutes les banalités qu’on dit pour se donner le droit d’être sale et de porter des habits pauvres et mal coupés. Mais tout cela ne fait que blanchir, et toutes les dames trouvent que mes cheveux sont les plus beaux du monde, que mes recherches sont du meilleur goût, et semblent fort disposées à me dédommager des frais que je fais pour elles, car elles ne sont point assez sottes pour croire que toute cette élégance n’ait pour but que mon embellissement particulier.