La dame du logis a d’abord paru un peu piquée de mon choix, qu’elle croyait devoir nécessairement tomber sur elle, et pendant quelques jours elle en a gardé une certaine aigreur (envers sa rivale seulement; car, moi, elle m’a toujours parlé de même), qui se manifestait par quelques petits: – Ma chère, – dits avec cette manière sèche et découpée que les femmes ont seules, et par quelques avis désobligeants sur sa toilette donnés à aussi haute voix que possible, comme: – Vous êtes coiffée beaucoup trop haut et pas du tout à l’air de votre visage; ou: – Votre corsage poche sous les bras; qui vous a donc fait cette robe? Ou: – Vous avez les yeux bien battus; je vous trouve toute changée; et mille autres menues observations à quoi l’autre ne manquait pas de riposter avec toute la méchanceté désirable quand l’occasion s’en présentait; et, si l’occasion tardait trop, elle s’en faisait elle-même une pour son usage, et rendait, et au-delà, ce qu’on lui avait donné. Mais bientôt, un autre objet ayant détourné l’attention de l’infante dédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dans l’ordre habituel.
Je t’ai dit sommairement que j’étais l’amant en pied de la dame rose; cela ne suffit pas pour un homme aussi ponctuel que tu l’es. Tu me demanderas sans doute comment elle s’appelle: quant à son nom, je ne te le dirai pas; mais si tu veux, pour la facilité du récit, et en mémoire de la couleur de la robe avec laquelle je l’ai vue pour la première fois, – nous l’appellerons Rosette; c’est un joli nom: ma petite chienne s’appelait comme cela.
Tu voudras savoir de point en point, car tu aimes la précision dans ces sortes de choses, l’histoire de nos amours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradations successives j’ai passé du général au particulier, et de l’état de simple spectateur à celui d’acteur; comment, de public que j’étais, je suis devenu amant. Je contenterai ton envie avec le plus grand plaisir. Il n’y a rien de sinistre dans notre roman; il est couleur de rose, et l’on n’y verse d’autres larmes que celles du plaisir; on n’y rencontre ni longueurs ni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et cette rapidité si recommandées par Horace; – c’est un véritable roman français. – Toutefois ne va pas t’imaginer que j’ai emporté la place au premier assaut. – La princesse, quoique fort humaine pour ses sujets, n’est pas aussi prodigue de ses faveurs qu’on pourrait le croire d’abord; elle en connaît trop le prix pour ne pas vous les faire acheter; elle sait trop bien aussi ce qu’un juste retard donne de vivacité au désir, et le ragoût qu’une demi-résistance ajoute au plaisir, pour se livrer à vous tout d’abord, si vif que soit le goût que vous lui ayez inspiré.
Pour te conter la chose tout au long, il faut remonter un peu plus haut. Je t’ai fait un récit assez circonstancié de notre première entrevue. J’en ai eu encore une ou deux autres dans la même maison ou même trois, puis elle m’a invité à aller chez elle; je ne me suis pas fait prier, comme tu peux le croire; j’y suis allé avec discrétion d’abord, puis un peu plus souvent, puis encore plus souvent, puis enfin toutes les fois que l’envie m’en prenait, et je dois avouer qu’elle m’en prenait au moins trois ou quatre fois par jour.
– La dame, après quelques heures d’absence, me recevait toujours comme si je fusse revenu des Indes orientales; ce à quoi j’étais on ne peut plus sensible, et ce qui m’obligeait à montrer ma reconnaissance d’une manière marquée par les choses les plus galantes et les plus tendres du monde, auxquelles elle répondait de son mieux.
Rosette, puisque nous sommes convenus de l’appeler ainsi, est une femme d’un grand esprit et qui comprend l’homme de la manière la plus aimable; quoiqu’elle ait retardé quelques temps la conclusion du chapitre, je n’ai pas pris une seule fois de l’humeur contre elle: ce qui est vraiment merveilleux; car tu sais les belles fureurs où j’entre lorsque je n’ai pas sur-le-champ ce que je désire, et qu’une femme dépasse le temps que je lui ai assigné dans ma tête pour se rendre. – Je ne sais pas comment elle a fait; dès la première entrevue elle m’a fait comprendre que je l’aurais, et j’en étais plus sûr que si j’en eusse tenu la promesse écrite et signée de sa main. On dira peut-être que la hardiesse et la facilité de ses manières laissaient le champ libre à la témérité des espérances. Je ne pense pas que ce soit là le véritable motif: j’ai vu quelques femmes dont la prodigieuse liberté excluait, en quelque sorte, jusqu’à l’ombre d’un doute, qui ne m’ont pas produit cet effet, et auprès desquelles j’avais des timidités et des inquiétudes pour le moins déplacées.
Ce qui fait qu’en général je suis bien moins aimable avec les femmes que je veux avoir qu’avec celles qui me sont indifférentes, c’est l’attente passionnée de l’occasion et l’incertitude où je suis de la réussite de mon projet: cela me donne du sombre et me jette dans une rêverie qui m’ôte beaucoup de mes moyens et de ma présence d’esprit. Quand je vois s’échapper une à une les heures que j’avais destinées à un autre emploi, la colère me gagne malgré moi, et je ne puis m’empêcher de dire des choses fort sèches et fort aigres, qui vont quelquefois jusqu’à la brutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues. Avec Rosette, je n’ai rien senti de tout cela; jamais, même au moment où elle me résistait le plus, je n’ai eu cette idée qu’elle voulût échapper à mon amour. Je lui ai laissé déployer tranquillement toutes ses petites coquetteries, et j’ai pris en patience les délais assez longs qu’il lui a plu d’apporter à mon ardeur: sa rigueur avait quelque chose de souriant qui vous en consolait autant que possible, et dans ses cruautés les plus hyrcaniennes on entrevoyait un fond d’humanité qui ne vous permettait guère d’avoir une peur bien sérieuse. – Les honnêtes femmes, même lorsqu’elles le sont moins, ont une façon rechignée et dédaigneuse qui m’est parfaitement insupportable. Elles vous ont l’air toujours prêtes à sonner et à vous faire jeter à la porte par leurs laquais; – et il me semble, en vérité, qu’un homme qui prend la peine de faire la cour à une femme (ce qui n’est pas déjà aussi agréable qu’on veut le croire) ne mérite pas d’être regardé de cette manière-là. La chère Rosette n’a pas de ces regards-là, elle; – et je t’assure qu’elle y trouve son profit; – c’est la seule femme avec qui j’aie été moi, et j’ai la fatuité de dire que je n’ai jamais été aussi bien. – Mon esprit s’est déployé librement; et, par l’adresse et le feu de ses répliques, elle m’en a fait trouver plus que je ne m’en croyais et plus que je n’en ai peut-être réellement. – Il est vrai que j’ai été assez peu lyrique, – cela n’est guère possible avec elle; – ce n’est pas cependant qu’elle n’ait son côté poétique, malgré ce que de C*** en a dit; mais elle est si pleine de vie et de force et de mouvement, elle a l’air d’être si bien dans le milieu où elle est qu’on n’a pas envie d’en sortir pour monter dans les nuages. Elle remplit la vie réelle si agréablement et en fait une chose si amusante pour elle et pour les autres que la rêverie n’a rien à vous offrir de mieux.
Chose miraculeuse! voilà près de deux mois que je la connais, et depuis ce temps je ne me suis ennuyé que lorsque je n’étais pas avec elle. Tu conviendras que cela n’est pas d’une femme médiocre de produire un pareil effet, car habituellement les femmes produisent sur moi l’effet précisément inverse, et me plaisent beaucoup plus de loin que de près.
Rosette a le meilleur caractère du monde, avec les hommes s’entend, car avec les femmes elle est méchante comme un diable; elle est gaie, vive, alerte, prête à tout, très originale dans sa manière de parler, et a toujours à vous dire quelques charmantes drôleries auxquelles on ne s’attend pas: – c’est un délicieux compagnon, un joli camarade avec lequel on couche, plutôt qu’une maîtresse; et, si j’avais quelques années de plus et quelques idées romanesques de moins, cela me serait parfaitement égal, et même je m’estimerais le plus fortuné mortel qui soit. Mais… mais… – voilà une particule qui n’annonce rien de bon, et ce diable de petit mot restrictif est malheureusement celui de toutes les langues humaines qui est le plus employé; – mais je suis un imbécile, un idiot, un véritable oison, qui ne sais me contenter de rien et qui vais toujours chercher midi à quatorze heures; et, au lieu d’être tout à fait heureux, je ne le suis qu’à moitié; – à moitié, c’est déjà beaucoup pour ce monde-ci, et cependant je trouve que ce n’est pas assez.