Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, car nous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, – la porte toujours fermée à tout le monde; – n’y a-t-il pas de quoi avoir la peau de poule rien que d’y songer! Eh bien! c’est une chose qu’il faut dire à la gloire de l’incomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et ce temps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma vie. Je ne crois pas qu’il soit possible d’occuper d’une manière plus soutenue et plus amusante un homme qui n’a point de passion, et Dieu sait quel terrible désœuvrement est celui qui provient d’un cœur vide! On ne peut se faire une idée des ressources de cette femme. – Elle a commencé à les tirer de son esprit, puis de son cœur, car elle m’aime à l’adoration. – Avec quel art elle profite de la moindre étincelle, et comme elle sait en faire un incendie! comme elle dirige habilement les petits mouvements de l’âme! comme elle fait tourner la langueur en rêverie tendre! et par combien de chemins détournés fait-elle revenir à elle l’esprit qui s’en éloigne! – C’est merveilleux!
– Et je l’admire comme un des plus hauts génies qui soient.
Je suis venu chez elle fort maussade, de fort mauvaise humeur et cherchant une querelle. Je ne sais comment la sorcière faisait, au bout de quelques minutes elle m’avait forcé à lui dire des choses galantes, quoique je n’en eusse pas la moindre envie, à lui baiser les mains et à rire de tout mon cœur, quoique je fusse d’une colère épouvantable. A-t-on une idée d’une tyrannie pareille? – Cependant, si habile qu’elle soit, le tête-à-tête ne peut se prolonger plus longtemps, et, dans cette dernière quinzaine, il m’est arrivé assez souvent, ce que je n’avais jamais fait jusque-là, d’ouvrir les livres qui sont sur la table, et d’en lire quelques lignes dans les interstices de la conversation. Rosette l’a remarqué et en a conçu un effroi qu’elle a eu peine à dissimuler, et elle a fait emporter tous les livres de son cabinet. J’avoue que je les regrette, quoique je n’ose pas les redemander. – L’autre jour, – symptôme effrayant! – quelqu’un est venu pendant que nous étions ensemble, et, au lieu d’enrager comme je faisais dans les commencements, j’en ai éprouvé une espèce de joie. J’ai presque été aimable: j’ai soutenu la conversation que Rosette tâchait de laisser tomber afin que le monsieur s’en allât, et, quand il fut parti, je me mis à dire qu’il ne manquait pas d’esprit et que sa société était assez agréable. Rosette me fit souvenir qu’il y avait deux mois que je l’avais précisément trouvé stupide et le plus sot fâcheux qui fût sur la terre, ce à quoi je n’eus rien à répondre, car en vérité je l’avais dit; et j’avais cependant raison, malgré ma contradiction apparente: car la première fois il dérangeait un tête-à-tête charmant, et la seconde fois il venait au secours d’une conversation épuisée et languissante (d’un côté du moins), et m’évitait, pour ce jour-là, une scène de tendresse assez fatigante à jouer.
Voilà où nous en sommes; – la position est grave, – surtout quand il y en a un des deux qui est encore épris et qui s’attache désespérément aux restes de l’amour de l’autre. Je suis dans une perplexité grande. – Quoique je ne sois pas amoureux de Rosette, j’ai pour elle une très grande affection, et je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. – Je veux qu’elle croie, aussi longtemps que possible, que je l’aime.
En reconnaissance de toutes ces heures qu’elle a rendues ailées, en reconnaissance de l’amour qu’elle m’a donné pour du plaisir, je le veux. – Je la tromperai; mais une tromperie agréable ne vaut-elle pas mieux qu’une vérité affligeante? – car jamais je n’aurai le cœur de lui dire que je ne l’aime pas. – La vaine ombre d’amour dont elle se repaît lui paraît si adorable et si chère, elle embrasse ce pâle spectre avec tant d’ivresse et d’effusion que je n’ose le faire évanouir; cependant j’ai peur qu’elle ne s’aperçoive à la fin que ce n’est après tout qu’un fantôme. Ce matin nous avons eu ensemble un entretien que je vais rapporter sous sa forme dramatique pour plus de fidélité, et qui me fait craindre de ne pouvoir prolonger notre liaison bien longtemps.
La scène représente le lit de Rosette. Un rayon de soleil plonge à travers les rideaux: il est dix heures. Rosette a un bras sous mon cou et ne remue pas, de peur de m’éveiller. De temps en temps, elle se soulève un peu sur le coude et penche sa figure sur la mienne en retenant son souffle. Je vois tout cela à travers le grillage de mes cils, car il y a une heure que je ne dors plus. La chemise de Rosette a un tour de gorge de malines toute déchirée: la nuit a été orageuse; ses cheveux s’échappent confusément de son petit bonnet. Elle est aussi jolie que peut l’être une femme que l’on n’aime point et avec qui l’on est couché.
ROSETTE, voyant que je ne dors plus. – Ô le vilain dormeur!
Moi, baillant. – Haaa!
ROSETTE. – Ne bâillez donc pas comme cela, ou je ne vous embrasserai pas de huit jours.
Moi. – Ouf!
ROSETTE. – Il paraît, monsieur, que vous ne tenez pas beaucoup à ce que je vous embrasse?
Moi. – Si fait.
ROSETTE. – Comme vous dites cela d’une manière dégagée! – C’est bon; vous pouvez compter que, d’ici à huit jours, je ne vous toucherai du bout des lèvres. – C’est aujourd’hui mardi: ainsi à mardi prochain.
Moi. – Bah!
ROSETTE. – Comment Bah!
Moi. – Oui, bah! tu m’embrasseras avant ce soir, ou je meurs.
ROSETTE. – Vous mourrez! Est-il fat? Je vous ai gâté, monsieur.
Moi. – Je vivrai. – Je ne suis pas fat et tu ne m’as pas gâté, au contraire. – D’abord, le demande la suppression du monsieur; je suis assez de tes connaissances pour que tu m’appelles par mon nom et que tu me tutoies.
ROSETTE. – Je t’ai gâté, d’Albert!
Moi. – Bien. – Maintenant approche ta bouche.
ROSETTE. – Non, mardi prochain.
Moi. – Allons donc! est-ce que nous ne nous caresserons plus maintenant que le calendrier à la main? nous sommes un peu trop jeunes tous les deux pour cela. – Çà, votre bouche, mon infante, ou je m’en vais attraper un torticolis.
ROSETTE. – Point.
Moi. – Ah! vous voulez qu’on vous viole, mignonne; pardieu! l’on vous violera. – La chose est faisable, quoique peut-être elle n’ait pas encore été faite.
ROSETTE. – Impertinent!
Moi. – Remarque, ma toute belle, que je t’ai fait la galanterie d’un peut-être; c’est fort honnête de ma part. – Mais nous nous éloignons du sujet. Penche ta tête. Voyons: qu’est-ce que cela, ma sultane favorite? et quelle mine maussade nous avons! Nous voulons baiser un sourire et non pas une moue.
ROSETTE, se baissant pour m’embrasser. – Comment veux-tu que je rie? tu me dis des choses si dures!
Moi. – Mon intention est de t’en dire de fort tendres. – Pourquoi veux-tu que je te dise des choses dures?
ROSETTE. – Je ne sais -; mais vous m’en dites.
Moi. – Tu prends pour des duretés des plaisanteries sans conséquence.
ROSETTE. – Sans conséquence! Vous appelez cela sans conséquence? tout en a en amour. – Tenez, j’aimerais mieux que vous me battissiez que de rire comme vous faites.